L'absent
dans le vague. Octave lanternait,
bras ballants, il espérait une directive qui ne venait pas, alors il vérifia
d’un coup d’œil circulaire que tout était en ordre, mais non, Monsieur Hubert,
qui l’avait précédé dans son service, avait oublié de poser le sucrier sur la
commode, à côté de la carafe d’eau. Octave ne dit rien. Il sortit à reculons,
lentement, et regagna son antichambre, mais il ne ferma pas la porte
complètement pour guetter l’Empereur par cette mince ouverture. Éclairé par le
foyer qui dessinait sur le mur, derrière lui, une ombre géante et tremblée,
Napoléon plongeait une plume dans son encrier de cristal ; il grattait le
papier avec frénésie, puis il déchira la feuille, froissa les morceaux et les
lança en boule dans le feu ; il recommença, déchira, brûla, et une
troisième fois encore avant de se redresser, le souffle rauque. Octave ne
l’avait plus dans son champ de vision mais il écoutait, parce que le plancher
craquait et que les pas étaient lourds et lents. Il y eut ensuite un bruit
d’eau qui coule ; il devait remplir un verre. Il y eut aussi un son plus
métallique, celui de la petite cuiller remuant le sucre. Quel sucre ?
Octave s’inquiétait quand la porte de la chambre s’ouvrit
d’un mouvement brusque, et l’Empereur parut sur le seuil, dans la pénombre. La
ceinture dénouée de sa robe de chambre pendait comme une corde, il avait le
corps pris de spasmes, se tenait le ventre d’une main et s’appuyait de l’autre
à l’encadrement. Il avait un visage déformé, il grimaçait ; il réussit à
commander entre les hoquets violents qui le secouaient :
— Appelez le duc de Vicence et le duc de Bassano…
— Sire ! Je vais d’abord vous aider à vous
asseoir, bredouillait Octave.
— Appelez ! Appelez le duc de Vicence…
insistait-il en s’adossant au battant de la porte comme s’il allait glisser et
s’effondrer.
— Messieurs ! criait Octave, affolé, et il
réveillait par des bourrades les autres valets de chambre et es officiers de
garde, affaissés sur les canapés inconfortables des salons. Ils se lèvent,
s’agitent, comprennent ; bientôt les interminables corridors du palais se
repeuplent et des bougies s’allument partout. Les uns se précipitent à la chancellerie
où loge Bassano, d’autres vont chercher Caulaincourt et le docteur Yvan ;
le grand maréchal Bertrand est sorti de son sommeil et s’habille en hâte ;
ils sont tous dépeignés, au mieux en gilets, ils ont à peine le temps d’enfiler
leurs souliers ou de se visser leur perruque sur le crâne, cols ouverts, sans
cravates, portant des bougeoirs ou des quinquets. Octave est demeuré auprès de
l’Empereur. Constant est accouru en entendant l’agitation, il prépare du thé
pour apaiser son maître, tombé dans son fauteuil, abattu un moment, puis à
nouveau nerveux, contracté, haletant.
Lorsque Caulaincourt arrive le premier, il repousse les
garçons du palais qui gémissent ou sanglotent avec plus ou moins de
sincérité : les nouvelles se propagent et se déforment ; ils
enterrent déjà l’Empereur.
— Vite, monsieur le duc, dit Octave. Il vous réclame.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Des nausées, des frissons, quand je l’ai aidé
jusqu’au fauteuil (Dieu qu’il était pesant !), j’ai senti ses mains
glacées, sa peau sèche, il flageole, il est verdâtre…
Caulaincourt considère Napoléon tourmenté par les hoquets,
une mousse de bave aux lèvres. Constant essaie de lui faire avaler quelques
gorgées de thé qu’il recrache salement.
— Un vase !
Octave avise une porcelaine de Saxe en décor de cheminée, il
la tend à Caulaincourt, on la plaque sous la bouche de Sa Majesté qui se met à
vomir un liquide gris qui empeste ; Napoléon se calme, il lève le regard
vers le duc, lâche dans un soupir :
— Monsieur le duc…
— Sire, je suis là.
— Je me suis empoisonné.
— Vous avez appelé le docteur Yvan ? demande
Caulaincourt à Octave, lequel tient le vase dégoûtant et ne sait où le vider.
— Immédiatement, monsieur le duc.
Voici le médecin, avec Bassano qui achève de nouer sa
cravate.
— Il a tenté de s’empoisonner, leur explique
Caulaincourt.
— Je vois ! s’exclame le docteur avec une
lassitude teintée de colère.
Yvan contrôle aussitôt le verre utilisé ; sur le
plateau de vermeil il découvre le cachet creux, ouvert et vide, dans lequel le
pharmacien avait
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