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L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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mais aucune acclamation délirante ne
répondit comme d’habitude à ce geste ; un silence épouvantable
s’installait. Il se mit à parler ; seuls les officiers massés devant lui
entendaient vraiment ses paroles ; ils les répétaient derrière eux au fur
et à mesure, et les phrases, par bribes, couraient de bouche en bouche,
fortifiées par leur simplicité : «  Je pars… Vous, mes amis,
continuez à servir la France… Je vais écrire les grandes choses que nous avons
faites ensemble… Adieu, mes enfants ! »
    Les tambours se mirent à battre aux champs dans un roulement
continu et rageur qui couvrait des sanglots. Les poings appuyés sur le pommeau
de la selle, Octave se haussa pour mieux entrevoir l’Empereur par-dessus les
rangées de bonnets, de shakos et de bicornes à plumes : Napoléon était en
train de donner l’accolade à un général aux cheveux blancs. Le visage caché
derrière une main, un grenadier pencha jusqu’à lui son drapeau ; il
embrassa ce tissu sur lequel s’écrivaient en lettres d’or de furieuses
victoires, puis, très vite, il tourna les talons et s’engouffra dans la voiture
où Bertrand l’attendait depuis des heures. À ce signal, le cortège se mit
aussitôt en marche tandis que les trompettes jouaient un air martial.
    Octave trottait avec l’escadron de tête, parmi les chasseurs
que menait ce lieutenant qu’il avait pris l’autre nuit pour Maubreuil. Il
venait de lui confier ses inquiétudes à propos de celui-ci, et tous deux
scrutaient les bas-côtés de la route, maintenant au grand trot. Quand ils
s’enfoncèrent dans la forêt, après avoir lancé quelques éclaireurs, ils savaient
qu’après ces roches chaotiques, ces ravines sablonneuses, ces rideaux de chênes
denses et de pins, c’était la Seine ; les cosaques occupaient la rive
droite et il était facile à Maubreuil d’en recruter, mais aucune meute de
tueurs ne surgit des taillis. On accéléra le pas pour traverser Nemours et
Montargis, on ne s’arrêta qu’aux obligatoires relais, longtemps, car il fallait
changer soixante chevaux à chaque fois. Sur la place principale de Briare, le
général Cambronne et son bataillon de grognards présentèrent les armes. Ils
avaient quitté le château l’avant-veille et s’apprêtaient à parcourir la France
au pas jusqu’à leur embarquement pour l’île d’Elbe. Voilà toute l’armée du
proscrit : les alliés en avaient autorisé trois cents mais ils étaient le
double. L’Empereur les passa en revue avec une émotion visible, il leur
souhaita un heureux voyage ; Cambronne avait sorti le sabre du fourreau
pour saluer, son maître le remercia de son extrême fidélité avant d’entrer
dîner à l’hôtel de la Poste. Il était huit heures du soir.
     
    Au service du souverain, Octave apprenait à perdre son
temps. Il dépendait d’un mot, d’un caprice. Il en avait moins l’habitude que
les membres du personnel réduit qui suivaient l’Empereur dans son exil, lui
pour qui la libre flânerie était devenue un métier. Octave s’ennuya donc la
matinée entière sur une chaise, ne se laissa distraire qu’un moment par une
servante rondelette qu’il n’emmènerait pas dans sa soupente, malgré des
œillades. Il se sentait ficelé. Autrefois il maîtrisait ses horaires et ses
mouvements, menait une existence secrète et active à la quête de
renseignements, courant les bouges, l’office des hôtels, toujours en filature,
avec des yeux à facettes comme les mouches. Il avait acquis l’instinct du
danger, un flair particulier que ce matin il ne pouvait guère exercer. À son
lever l’Empereur parut comme aux Tuileries, autoritaire, décidé. Il refusa
d’avaler à la hâte son déjeuner, il inspecta son convoi, causa aux cochers et
aux cavaliers de l’escorte. À midi, il donna l’ordre du départ. Même les
commissaires étrangers se pliaient à ses volontés, ils lui laissaient une
dernière fois l’illusion de gouverner des hommes, mais à Cosne, à La
Charité-sur-Loire, des villageois sur les talus de la grande route acclamaient
Napoléon qu’ils repéraient au passage à son célèbre chapeau, et lui, il tenait
sa main ouverte par la fenêtre de la voiture.
    On aurait dit qu’il visitait ses provinces, qu’il acceptait
la soumission normale de ses sujets, qu’il les bénissait.
    Octave chevauchait à la hauteur du lieutenant des chasseurs
quand, dans la soirée, il aperçut à l’horizon la flèche de la

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