L'absent
sa redingote
grise, son habit de colonel, ôta ses bottes à l’écuyère, même son gilet et sa
culotte blanche, puis il prit les vêtements demandés dont il s’affubla,
commandant au courrier de monter dans la dormeuse à côté du comte Bertrand.
— Montrez-vous, dit encore l’Empereur. Oui… Ça ira,
j’espère, mais vous flottez dans mon habit et je suis bien serré dans le vôtre…
L’Empereur endossa pour finir la houppelande bleue et se
coiffa du chapeau rond à cocarde blanche. Il monta sur le bidet de poste avec
l’aide d’un cocher et de Bertrand.
— Sire, dit celui-ci, est-ce bien prudent ?
L’Empereur déguisé éperonna sans répondre et partit au
galop.
— Monsieur Sénécal ! cria Bertrand. Suivez Sa
Majesté et ne la quittez plus !
Octave partit aussitôt à la suite de l’Empereur tandis qu’il
entendait claquer des fouets sur les croupes des chevaux et beugler les
postillons. Deux kilomètres plus loin, les cavaliers ralentissaient leur
allure. Ils voyaient les premiers bâtiments d’Orgon, bas, allongés, des toits
roses et des murs blanchis à la chaux, des murettes de pierres sèches sous les
parasols d’un bosquet de pins. Une bruyante agitation devant la maison de poste
troublait cette vision paisible. Ils attendirent un instant le gros du cortège
pour traverser en force. Voici les voitures, lancées à bonne vitesse. Ils
repartirent au même pas, quelques mètres en avance. Dès qu’ils aperçurent le
cortège, les villageois brandirent leurs fourches et de vieilles rapières, des
gourdins, des couteaux de boucherie. Il fallait passer quand même. Pendu à une
grosse branche, un mannequin de toile et de paille, barbouillé au sang de bœuf,
portait un carton où était écrit Bonaparte.
L’Empereur tira d’instinct sur les rênes pour laisser venir
Octave à sa hauteur : heurter ce rassemblement au galop, c’était risquer
un coup de fourche en pleine poitrine.
— Quelle racaille ! disait Napoléon à Octave d’une
voix tremblée. Je ne supporte pas la foule, monsieur Sénécal, je n’ai jamais
supporté la foule, la foule est idiote et monstrueuse, elle m’effraie, il ne
faudrait jamais la voir de trop près, ou avec des canons…
Ils avançaient désormais au rythme des berlines, elles leur
serviraient de rempart ; les gens d’Orgon ne semblaient prêter attention
qu’à ces voitures où devait se cacher le Bonaparte qu’ils voulaient brancher.
Ça y est. Des furieux se précipitent sur la dormeuse qui ouvre la marche,
lancée à vive allure. Des grands diables attrapent les chevaux par les mors
pour les immobiliser, les animaux écument, hennissent, se cabrent, secouent les
harnais et l’attelage vacille, ils frappent des fers le sol poudreux. Les
postillons manient leurs fouets pour décramponner les paysans qui assaillent de
partout, en grappes, jetant des malédictions et des menaces de mort dans un
patois qu’il n’est pas nécessaire de traduire, tant la haine déforme leurs
visages rissolés par la chaleur du Sud. La dormeuse de Bertrand, ils s’y ruent
le bâton levé, lancent des grosses pierres coupantes qui cabossent la caisse et
brisent les dernières vitres. L’Empereur et Octave continuent d’avancer mais au
trot, puisque les sauvages d’Orgon laissent courir les deux supposés éclaireurs
aux cocardes blanches. Octave dégrafe sa ceinture et cingle la croupe du cheval
de poste sur lequel se tasse un Napoléon en sueur. L’animal emballé s’échappe
tout droit. Octave se tourne sur sa selle : des mégères tirent au-dehors
le malheureux Loisellier dans son uniforme flottant, elles le confondent avec
l’Empereur dont il a pris l’image, elles le tiennent au collet, elles le
rudoient, arrachent les décorations de son habit et envoient en l’air son bicorne
comme une balle. Il voit encore le colonel Campbell qui fait des grands gestes
et apostrophe les harpies, puis il pique les flancs de sa monture pour
rejoindre l’Empereur. Il cavale en plein soleil, sur la route d’Aix.
Le mistral se lève. Il gifle de biais les deux cavaliers qui
foncent dans des tourbillons de poussière. Le nez sur des crinières que le vent
remue, Octave et l’Empereur doublent sans les voir des forêts de pins, des amas
de rochers, des fermes isolées dans un désert de caillasses ; ils
descendent et montent des pentes raides, risquent cent fois de se briser le
cou. La route se rétrécit. Ils franchissent l’un derrière l’autre
Weitere Kostenlose Bücher