L'absent
chapons et aux poulets
enfin cuits, frissonnait par intermittence comme si une électricité lui courait
dans le corps :
— Je veux partir avant qu’ils me pendent !
— Attendons la nuit, répétait Campbell.
— Mais vous n’avez pas vu cet épouvantail à mon
effigie, ce matin, accroché à une branche !
— Nous vous entourons, sire, dit Bertrand pour le
calmer.
— Vous n’avez même pas de fusils !
— Ces gens vont s’en aller, sire, ils ne vont pas tenir
un siège…
— Qu’en savez-vous ? Quand ils en auront assez
d’attendre en plein vent, ils rentreront en masse dans cette auberge, ils me
passeront l’une des broches dans le ventre !
Il montrait les broches, posées contre la cheminée,
brillantes de bouillon et de jus de poulet.
Dès qu’il en avait le loisir, Octave sortait son carnet et
notait au crayon ce qu’il venait de vivre. Plus tard il donnerait du volume à
ces indications un peu sèches qu’il considérait comme un aide-mémoire.
Subalterne, qui ne jouerait jamais le premier rôle dans cette équipée, il se
changeait alors en témoin, la seule manière qu’il avait trouvé de se faire
valoir. Ainsi, à la date du mardi 26 avril, pouvait-on lire ceci : À
cause des paysans qui nous bloquaient dans l’auberge de La Calade, nous avons
dû attendre la nuit noire pour repartir. Les postillons, dont certains étaient
munis de pistolets chargés, ont couché dans l’écurie pour veiller aux chevaux,
établissant des rondes autour des berlines qui n’ont pas été davantage abîmées.
Les gens voulaient simplement voir Sa Majesté, par curiosité selon Campbell, ou
pour l’injurier car j’ai bien distingué des « À bas le
Corse ! ». Après le repas, auquel il n’a pas touché, redoutant qu’on
l’empoisonne à l’arsenic, l’Empereur a réclamé une chambre. Il y en avait une,
basse et malpropre, qui lui suffit. Sa piqûre administrée, il s’est endormi assis
sur la paillasse où grouillaient des insectes, la tête contre mon épaule. Je
sais qu’il a eu des cauchemars et que ses sursauts, les phrases inaudibles
qu’il bafouillait, m’ont plusieurs fois réveillé. Les commissaires étrangers
nous ont secoués vers trois heures du matin pour nous avertir que la voie était
libre et les voitures attelées. Nous devions passer à Aix avant le jour. Par
précaution, les autorités en avaient fermé les portes pour empêcher la foule
armée de courir sur la route et nous agresser. Le sous-préfet, un courrier nous
l’apprit, marchait pour se joindre à notre cortège et nous offrir un escadron
de gendarmes. Sa Majesté restitua sa défroque à ce malheureux Loisellier en le
remerciant de son aide et des risques qu’il avait pris, et, sur une idée de
Campbell, on l’accoutra plus noblement quoique de façon bizarre, avec une
tunique blanche autrichienne, une casquette prussienne et le manteau gris clair
des officiers russes. Un major étranger prit sa place à côté de Bertrand dans
la dormeuse. Nous avons évité Aix en ébullition, mais on entendait des clameurs
derrière les remparts. À la Grande Pagère, nous avons déjeuné avec le
sous-préfet qui nous laissa ses gendarmes pour traverser au galop
Saint-Maximin, Tourves et Brignoles aux premières lueurs du jour…
Ces villes une fois dépassées ils se sentirent en sûreté.
D’imposantes garnisons autrichiennes s’étaient établies dans la contrée, les
troupes s’échelonnaient sur des dizaines de kilomètres jusqu’au bord de la mer.
Au Luc, où les voitures débouchèrent au milieu de l’après-midi, des hussards du
Lichtenstein avaient déployé leurs tentes dans un parc. C’était devant le
château du Bouillidou, chez l’ancien député Charles où Napoléon retrouva
Pauline, sa sœur préférée : elle devait se rendre dans une station
thermale des Basses-Alpes, mais, prévenue, elle avait voulu l’attendre dans
cette bastide qu’il connaissait pour y avoir séjourné à son retour d’Égypte.
L’Empereur avança droit vers la porte que lui ouvrait un personnage sévère en
redingote de Casimir taillée en pointe, au goût parisien le plus récent ;
le très stylé Montbreton, écuyer et chambellan, s’occupait de tout, réglait
tout, donnait son avis et facilitait la vie de Pauline.
— La princesse ? lui demanda Napoléon.
— Je vous conduis dans sa chambre, sire.
— Encore souffrante ? Montbreton, soyez franc.
— Elle a chaud, elle a froid,
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