L'absent
la gorge qui
s’ouvre dans le roc de Valbonette, traversent Lambesc, longent des prairies,
des champs d’oliviers gris. Ils sont obligés de relayer à Saint-Canat mais ne
s’y attardent pas, ils en repartent l’estomac creux, à bride abattue sur des
chevaux neufs. Plus de collines, la route est plate et sans virages, des
hameaux défilent, les vignes, les plantations d’amandiers, des carrières de
plâtre. Ils ont faim et soif, ils sont éreintés et s’autorisent une halte, vers
une heure de l’après-midi, dans une auberge à leur droite, un bâtiment d’un
étage, en longueur, avec un vieux puits à la poulie rouillée et un pigeonnier
au-dessus de la porte d’entrée. Une pancarte clouée sur un pieu indique La
Calade.
L’Empereur peine à passer une jambe par-dessus la selle,
Octave a sauté à terre et il le soutient puisqu’il n’a pas son escabeau
habituel.
— Sire, dit Octave en tenant les deux brides, je mène
nos chevaux à l’écurie, allez vous installer dans la salle d’hôtes.
— Vous voulez me pousser dans ce coupe-gorge, seul et
sans arme ?
— Sire…
— Cessez de m’appeler comme ça ! Perdez cette
manie, monsieur Sénécal ! Appelez-moi Loiseau, comme le vrai
courrier !
— Loisellier.
— Si vous voulez, mais oubliez mon rang ! Vous
voulez donc me perdre ?
— Non, Monsieur.
— Même pas Monsieur, triple idiot ! Je suis
costumé, d’accord, mais si on me reconnaissait ?
— Impossible, attifé comme vous l’êtes.
— Soyez poli, tout de même !
L’Empereur secoua la poussière de sa houppelande. Le
pantalon trop juste ne boutonnait plus sous le ventre imposant, il avait fallu
le retenir au moyen d’une ficelle, mais cette mise ridicule, ne pouvant être
celle d’un souverain, écartait les soupçons. Napoléon n’en regardait pas moins
autour de lui avec méfiance. Il suivit Octave à l’écurie, ne le lâchait pas
d’une semelle. Ensemble ils ressortirent dans la cour, dominée par un peuplier gigantesque,
et entrèrent dans l’auberge. Sur une broche à crémaillère tournaient des
chapons gras qu’une forte femme arrosait de bouillon.
Il n’y avait aucun autre chaland et l’hôtelière désigna une
table de sa louche :
— Attendez devant un pichet, vous deux. Sont pas cuits,
mes oiseaux. Ça vous va ?
— Mais oui, la mère, dit Octave en présentant une
chaise à l’Empereur qui murmurait entre ses lèvres à demi pincées :
— Pas de déférence idiote, Sénécal, vous allez nous
faire remarquer…
Il s’installa lui-même, rageur mais inquiet, les coudes sur
la table et sans ôter son chapeau rond. La mère tirait un pichet de vin au
tonneau, qu’elle posa brusquement sur la table avec deux gobelets.
— Vous arrivez d’Aix ? demanda-t-elle.
— Non, la mère, dit Octave en se servant de clairet.
Nous galopons sous le vent depuis Avignon.
— Si vous venez du nord, vous avez vu le
Bonaparte ? On annonce son passage par chez nous.
— Pas vu.
L’Empereur baissait le nez sur son gobelet qu’il ne
remplissait pas. La femme retourna arroser ses chapons, puis elle s’empara d’un
long couteau à découper qu’elle aiguisa sur une meule, à côté du fourneau où
mijotaient des haricots. Elle continuait sur sa lancée d’un air furibard :
— Je vous dis, moi, que l’ogre arrivera pas dans son
île du diable ! On le flanquera à la mer pendant la traversée ! Si on
le tue pas avant, sera de retour avant trois mois, vous verrez, et il
recommencera à nous saigner !
Elle se ficha devant la table et pointa son couteau vers
Napoléon :
— Touche la pointe, mon gars.
L’Empereur fut obligé de passer le doigt sur le fil du
couteau.
— Si quelqu’un veut égorger ce porc, voilà
l’outil !
— Que vous a-t-il fait, Bonaparte ? demanda Octave
qui voyait celui-ci changer de couleur.
— Il a tué mon fils, le monstre ! Et mon neveu, et
des tas de jeunes ! Dans nos vignes, y’a plus que des vieux et des
veuves !
Figé, l’Empereur se prit le visage dans les mains.
— Il m’a l’air perdu de fatigue, votre compère, dit
l’hôtesse à Octave.
— Pardi ! Nous sommes à cheval depuis l’aube.
— Ah ouiche, dit-elle en se dandinant vers la cheminée
pour surveiller la cuisson, et puis les gros ça fatigue plus vite…
Le mistral se remit à souffler par rafales, il penchait le
peuplier de la cour, faisait vrombir les vitres, jeta dans la salle du gravier,
du
Weitere Kostenlose Bücher