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L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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sable et des feuilles quand la porte s’ouvrit, en tapant le mur, sur un
groupe d’hommes emmitouflés, cheveux ou perruques couchés en tous sens. Le plus
grand enleva d’un geste chic sa cape grise, c’était Campbell ; d’emblée il
demanda un chiffon pour épousseter ses bottes vernies car il ne supportait pas
le négligé. Son uniforme rouge impressionna l’hôtelière. Face à l’intrusion,
elle avait eu un geste de recul, mais sa frayeur s’évanouit lorsque l’Anglais
lui adressa la parole, très respectueux, salonnard presque, avec cette pointe
d’accent qui avait séduit en France des baronnes et des filles de joie. Elle
apporta un chiffon. Il remercia et s’informa :
    — Avez-vous pour nous le manger nécessaire ?
    — Je vais embrocher les poulettes qui faut, Milord, dit
la femme en s’essuyant les mains sur son tablier.
    Les autres commissaires et le comte Bertrand se défirent de
leurs manteaux sur une table tandis que les valets, le pharmacien, les cochers qui
arrivaient à leur tour s’attablaient à l’écart. Octave s’était levé. Il croisa
du regard le comte Bertrand qui, le premier, avait remarqué l’Empereur prostré,
fit quelques pas, s’assit en face de lui. Napoléon enleva les mains de son
visage. Il était mouillé de larmes. Il reniflait, fermait les yeux. L’hôtelière
revenait de sa basse-cour et son mari la suivait, voûté, peut-être bossu, en
sabots de bois ; il tenait par les pattes des poulets qui se débattaient
et piaillaient. Dans la salle, personne ne parlait, tous avaient vu l’Empereur
et s’associaient à son silence, ce qui surprit le couple d’aubergistes, plus
accoutumé aux ripailles bruyantes des voyageurs, mais ils devaient faire face
pour nourrir cette troupe imprévue. Le mari avait lancé les poulets dans un
cageot où ils se battaient à coups de bec ; il les chopait un par un, leur
tordait le cou et les jetait à sa femme ; assise sur un tabouret, elle les
plumait au-dessus d’un grand sac. Les deux cuisiniers de la suite impériale
assuraient le service, ils posaient des pichets pleins à ras bord sur les
tables, coupaient le jambon. Bertrand avait servi l’Empereur qui d’un revers de
main renversa le vin.
    — Bertrand…
    — Sire ?
    — Faites-moi chercher mon chambertin dans votre
voiture. Ici on veut m’empoisonner, je le sais.
    — Monsieur Hubert ! dit Bertrand d’une voix forte,
apportez le chambertin de Sa Majesté !
    Les aubergistes en restaient la bouche ouverte. Ils venaient
de comprendre que le gros bonhomme avec sa cocarde blanche, c’était le monstre
dont ils souhaitaient la mort. La femme avait trop parlé, tout à l’heure, elle
hésitait entre la crainte et le dégoût. Elle toisait Napoléon en vidant ses
poulets, elle leur arrachait le cœur, le foie et le gésier d’un geste sec, les
doigts rouges de sang, et elle voyait cet Empereur détesté, qui grignotait un
quignon de pain, tressaillir quand son mari posait une volaille morte sur le
billot et lui coupait le cou au tranchoir avec un bruit mat. On buvait, on se
taisait, on patientait, on mâchait du jambon et du pain, la mère tournait ses
broches en dévisageant le souverain déchu, les poulets cuisaient, le temps
passait.
    — Vous entendez ?
    — Le mistral, sire.
    — Non ! Des voix, des piétinements, des roues.
C’est un guet-apens ! Ils vont me tuer, je vous dis !
    — Je vais voir.
    Debout devant l’une des fenêtres qui donnaient sur la cour,
Octave se rendit compte que les paysans de la région affluaient devant
l’auberge, avec leurs familles dans des chars. L’Empereur sursautait au moindre
son mais il n’avait peut-être pas tort, le convoi avait été lapidé à Lambesc, à
Saint-Canat, les berlines n’avaient plus une vitre et deux postillons avaient
été blessés par des pierres. Octave revint à la table :
    — La route est interdite par les gens des hameaux et
des fermes voisines…
    — Attendons la nuit, dit Bertrand, qu’ils décampent.
    — Et s’ils donnent l’assaut ? demanda l’Empereur.
La fenêtre, derrière, est-ce que je pourrais m’échapper par là ?
    Octave alla ouvrir la fenêtre en question, elle était
grillagée. Campbell essaya à son tour de rassurer le proscrit qui
tremblait :
    — Ce ne sont que des curieux.
    — Des furieux, oui, pas des curieux !
    L’Empereur consentit à boire un verre de chambertin dont il
versa la moitié sur son gilet. Il refusa de goûter aux

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