L'absent
grande toilette ; ces provinciaux
avaient l’impression de participer à un événement historique qu’ils
raconteraient pendant des années à leurs amis et à leurs enfants. Ils
s’écartèrent devant l’Empereur qui, remarquant une jolie jeune fille, lui
demanda :
— Vous êtes mariée ? Vous avez des enfants ?
Il poursuivait son chemin à pas mesurés sans attendre la
réponse, comme toujours, saluait de la main, souriait avant de monter dans une
voiture qui partit au galop pour Saint-Raphaël. La nuit brillait d’un superbe
clair de lune. Le vent soufflait en faible brise. Le long de la baie, parmi les
palmiers et les pins, un régiment de cavaliers autrichiens présenta les armes.
L’Empereur prit le bras d’Ussher et marcha vers le canot. Les marins levaient
leurs rames comme des hallebardes.
Un chapeau de marin en cuir bouilli cabossé sur le front, la
redingote flottant au vent du large, Napoléon s’appuyait au bastingage et
regardait les vagues d’écume que rejetait la proue.
— Où reste Bertrand ?
— Je ne l’ai pas vu de la matinée, répondit Octave qui
découvrait la vie en mer. Il n’était jamais monté sur un navire, il avait
seulement emprunté à l’occasion un bâtelet sur la Seine, pour changer de rive
entre le port aux vins et les cultures maraîchères proches de la Bastille, mais
là, le roulis travaillait ses intestins et il tenait un mouchoir contre sa
bouche, de peur que ses hoquets ne dégénèrent et qu’il rende le peu qu’il avait
eu la force d’avaler. Bertrand était sans doute dans un état voisin.
L’Empereur, lui, montrait sa belle humeur et respirait à fond :
— Amenez-le-moi, monsieur Sénécal, l’air frais lui fera
du bien avant le déjeuner.
Octave se dirigea vers le gaillard d’arrière jusqu’à la
cabine du capitaine où logeaient ensemble Sa Majesté et Bertrand ; il
vacillait, il gardait mal son équilibre, même si les mouvements du pont étaient
lents et peu marqués. Il trouva le comte affalé sur sa couchette ; il avait
le teint vert et se tenait le ventre.
— Monsieur le comte ?
— Laissez-moi mourir, Sénécal…
— Sa Majesté veut que vous partagiez son déjeuner.
— Déjeuner ? Vous êtes fou !
Octave n’insista pas trop. Il en profita pour lire un
article du Courrier, découpé et collé sur la bibliothèque d’Ussher, qui
donnait un signalement minutieux de l’Empereur : quelques mois plus tôt,
des rapports de Londres avaient prévenu les commandants des vaisseaux anglais
d’une fuite possible de Napoléon en Amérique. Octave haussa les épaules devant
cette note périmée et les nausées de Bertrand ; il retourna bredouille
auprès de l’Empereur, lequel discutait justement avec le captain Ussher :
— Nous n’avançons pas, disait Napoléon. Si vous
chassiez une frégate ennemie, auriez-vous plus de voiles ?
Levant la tête vers la mâture, Ussher en convint :
— Sans doute…
— Il manque une voile au gaillard d’arrière.
— Ah oui…
— Eh bien déployez-la, elle nous sera utile. Ah !
Sénécal, je parie que notre grand maréchal est moribond ? Tant pis pour
lui ! Le capitaine nous invite à sa table, vous le remplacerez.
Sur le tillac, les matelots arrêtaient de raccommoder les
voiles ou de nettoyer leurs fusils et ils se mettaient en file pour toucher
leurs rations, puis ils repartaient s’accroupir avec une gamelle de chocolat.
— Depuis quand vos hommes ont-ils du cacao et du sucre,
monsieur Ussher ?
— Ils vous le doivent, sire (Il prononçait seûr.) Votre
blocus nous a empêchés d’en vendre sur le continent alors ils en profitent.
— Ils doivent penser que j’ai eu raison de vous fermer
nos ports, n’est-ce pas ?
Il plaisanta jusqu’à la salle à manger des officiers, où il
fut seul avec le captain à se régaler. Il bavardait sur le commerce anglais, la
marine, la discipline qui avait toujours manqué aux hommes de sa flotte. Au
dessert il ajouta quelques piques à propos des Bourbons, sur un ton de
moquerie :
— Pauvres diables ! Ils se contentent de retrouver
leurs châteaux, mais s’ils ne soutiennent pas ces manufactures que j’ai créées,
ils seront chassés dans six mois ! À Lyon, dans les régions du Centre où
j’ai encouragé les manufactures, le peuple m’a fêté. Vous vous en souvenez,
Campbell ?
— Oh oui…
Ils parlèrent ensuite de l’Espagne qui, disait l’Empereur,
ferait bien de bombarder
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