Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
après une seule
entrevue, vous m’entendez ? Et tous les autres, ici, des
marionnettes !
    Le discours d’Octave devenait pâteux et il continuait à
boire ; il renversa deux fois son gobelet, se leva en se tenant au tonneau
voisin, s’éclaboussa la manche en tenant mal le récipient sous le robinet de la
bonde. M. Pons fit un signe à Gianna qui passait en portant des plats de viande
séchée.
    Après avoir négocié avec la serveuse et le patron du Buono
Gusto le coucher d’Octave, M. Pons rentra dans son pied-à-terre de
Porto Ferraio qu’il occupait à temps plein depuis que le blocus anglais empêchait
ses péniches de transporter son minerai à Piombino. Que l’Empereur lui permette
de reprendre ses activités, et de recommencer l’extraction du fer, il n’y
voyait aucun inconvénient, mais cela signifiait qu’il devait se soumettre, et
des pensées contradictoires l’assaillaient. Il laissa Octave se raconter à
lui-même ses malheurs pour s’occuper des siens. Ce garçon avait le vin triste
et il n’en tirerait plus la moindre information sur le comportement du tyran.
Plus tard dans la nuit, comme les derniers marins s’en retournaient, braillards
et gais, Gianna qui avait la force d’une paysanne aida Octave à se redresser
sur ses jambes. Il chancelait en marmonnant, sortit de son gousset une pièce
d’or qu’il jeta sur la table tachée de vin. Le patron s’en empara illico : Piace molto, il denaro del nostro sovranno, è, tuto d’oro… Octave, l’œil
vitreux, s’efforçait de tenir en équilibre. Il voyait deux Gianna, maintenant,
ce qu’il attribuait à un excès de boisson, mais non, la serveuse avait appelé
sa sœur pour l’aider, et elles se ressemblaient, les bougresses, même si Luisa
portait des rubans de couleurs noués dans ses cheveux. Les deux filles tirèrent
le pochard par les poignets, en le guidant pour passer la porte.
    Quand il respira l’air vicié de la place du Grand-Rempart,
Octave se crut à Paris, il sortait d’une guinguette des barrières, là où les
éboueurs transportaient dans la campagne, par tombereaux, les résidus de la
cité qui tournaient à la gadoue dans les voiries à ciel ouvert. C’est là qu’il
retrouvait quelques-unes de ces filles publiques qui lui servaient d’espionnes,
et il crut de bonne foi, dans ses brumes, que nos Elboises appartenaient à
cette corporation. Quand il se libéra une main pour la poser sur l’épaule brune
de Luisa, il prit une tape et entendit glousser les deux sœurs. Un vent tiède
et caressant s’engouffrait dans les rues en escaliers, sans lumière sauf un
halo de lune. Il se laissa guider, buta sur des marches, en manqua une, se
retrouva à genoux puis à quatre pattes, agrippa une cheville et reçut un coup
de talon dans la joue, pas trop fort, par jeu ; il roula de côté, se cogna
le coude, se sentit soulevé et porté comme un pantin aux jambes molles ;
il pénétra avec elles dans une tanière obscure où il ne voyait plus rien mais
percevait des raclements de gorge, une toux sèche, des respirations. Cela puait
le fauve. Gianna le dépouilla de sa redingote et de son gilet et de sa
chemise ; Luisa le bascula sur une sorte de couche bourrée de paille pour
lui tirer les bottes et le reste. Il entendit encore qu’elles retiraient leurs
corsets dans le noir, que leurs jupes courtes glissaient, qu’elles riaient en
sourdine. Et il s’endormit la bouche ouverte.
     
    Le lendemain, mercredi 4 mai, à midi, le drapeau du
nouveau royaume monta lentement au mât du fort de l’Étoile : il figurait
trois abeilles piquées sur une bande rouge qui barrait un fond blanc taillé
dans une voile. On avait posé les abeilles impériales, en fait, sur les
anciennes armoiries de Cosme de Médicis, le premier bienfaiteur de l’île qu’il
avait fortifiée contre les barbaresques. Un coup de canon salua ce lever des
couleurs, puis deux cents autres tout au long des remparts, auxquels
répondirent les salves tirées de l’ Undaunted.
    C’était le signal.
    Napoléon descendit par l’échelle de coupée dans le canot
amiral couvert de tapis. Il avait épinglé sur son habit de colonel le ruban
orangé de la couronne de fer et la plaque brodée d’argent du grand aigle de la
Légion d’honneur, qui renvoyait le soleil comme une glace. Rangés sur les
vergues, les matelots anglais en paletots rouges l’acclamaient, ils poussaient
des hourras qui rajoutaient au tintamarre : les tirs à blanc des

Weitere Kostenlose Bücher