L'absent
canons,
les cloches battant à la volée, une clameur venue de la ville, des musiques
surgies de partout. Une multitude de barques et de tartanes dont l’oblique des
beauprés s’enguirlandait de banderoles et de fanions cachait presque les eaux
du port. Les marins brandissaient leurs bonnets à bout de rames en criant, des
jeunes filles multicolores lançaient des brassées de fleurs qui flottaient,
d’autres en chorales chantaient Apollon exilé du ciel vient habiter la
Thessalie… D’autres encore, fines comme des guêpes dans leurs corsets
traditionnels, frappaient des tambourins de leurs bracelets, et les joueurs de
flûte s’évertuaient sur des partitions différentes. L’Empereur était debout
pour qu’on le voie, assourdi mais héroïque sous la chaleur et le bruit ;
il avait mis la cocarde elboise au bicorne qu’il tenait sous le bras.
Le canot amiral se rangea contre le môle de Ponte del Gallo
où l’attendaient le maire, le vicaire général et une théorie de notables en
culottes de soie et redingotes claires. Sitôt monté sur le débarcadère,
l’Empereur eut un bref haut-le-cœur à la vue de cette foule hurlante. Ses
nouveaux sujets se brisaient la voix, comme en transe, on aurait dit une tribu
d’Iroquois ou des hystériques évadés en masse de leur asile, ils se
trémoussaient, ils hurlaient, ils tendaient les bras au ciel sur le chemin de
ronde et sur les quais, contenus par une garde nationale rangée en double haie,
si fière de ses uniformes bricolés, pêcheurs, commerçants et bourgeois réunis
sous le commandement de M. Lapi, médecin, qui se donnait enfin une
importance.
Traditi, le maire, présenta les clefs de Porto Ferraio sur
un plateau d’argent. L’Empereur les regarda. Une mouche dansait dessus et le
maire pencha légèrement son plateau pour qu’elle s’envole, et elle s’envola sur
la manche de l’Empereur, qui remua le bras, alors elle se promena sur son
épaulette pendant la cérémonie.
— Monsieur le maire, dit l’Empereur, ces clefs ne
sauraient être en meilleures mains que dans les vôtres.
Et voilà Traditi bien embêté, parce qu’avec son encombrant
plateau il ne pouvait glisser une main dans sa poche et en tirer le discours
qu’il avait composé une partie de la nuit. Le vicaire général Arrighi vint à
son secours, un homme sanguin, cancanier, gros mangeur et volontiers ivre, qui
se prévalait depuis la veille d’une subite parenté avec Napoléon car lui aussi
était corse. Il sut trouver des mots d’Église pour magnifier l’Empereur ;
celui-ci se plia à la coutume et embrassa du bout des lèvres la croix pectorale
du vicaire, en chasuble, qu’entouraient deux enfants de chœur, des mioches en
surplis et savates ; le premier balançait au bout d’une chaîne son encensoir
comme une fronde, le second se fourrait un doigt dans le nez.
Pendant ce temps, les autres barques de l’ Undaunted avaient accosté. Bertrand en sortit, avec son long visage triste et boudeur,
puis le petit Drouot empanaché, un Campbell raidi dans sa tenue d’apparat, le
trésorier Peyrusse que l’Empereur appelait Pairousse, jovial, frisé,
natif de Carcassonne dont il avait l’humeur chantante, même dans les plus
terribles circonstances ; on racontait que dans Moscou incendiée il
s’était étonné de ne pas trouver de repasseuse pour son linge. Le général
Dalesme se mêla aux fourriers, au pharmacien, aux secrétaires. Le cortège
pouvait dès lors se former pour marcher vers la cathédrale. On avança le dais.
Le dais ! Tenu par quatre villageois nippés de bric et de broc,
tremblants, accablés par cet honneur, il consistait en manches de bois que
surmontait un tissu décoré de bouts d’écarlate et de papier découpé en motifs
ou en franges. « Quelle farce ! pensait l’Empereur. Quelle lamentable
farce ! » Les images de son sacre lui remontaient par contraste en
mémoire… Il faisait un temps de neige et de brouillard, les princesses étaient
très décolletées malgré le froid de Notre-Dame, les évêques se comptaient par
dizaines, le pape avait mis sa chape de drap d’or, les dignitaires courbaient
la tête dans des costumes inventés par David et Isabey, culottes bouffantes à
crevées, bérets de velours, plumes d’autruche, capelines Renaissance, drapés à
l’antique, de l’or, beaucoup d’or et l’émotion de Joséphine ; un dais véritable
que promenaient des chanoines, le sceptre de vermeil, son manteau de
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