L'absent
courir le bruit.
— Facile, mon cher. Dans une si petite ville, tout se
sait en un instant. Tenez, les deux bonshommes, près des tonneaux, qui se
forcent par politesse à avaler un gâteau de châtaignes (notre spécialité), ils
viennent d’arriver de Piombino.
— Des Italiens ?
— De Turin. Ils ont pris une chambre à l’auberge de M lle Sauvage.
— Vous savez tout !
— Il n’y a qu’une auberge à Porto Ferraio.
Soucieux de ne pas déplaire à son hôte, qui le servait avec
malice, Octave finit par boire deux pichets de vin aromatique, aussi avait-il
des picotements dans la nuque et les jambes en plomb quand il se leva de table.
Il retourna à la mairie, ébloui par le soleil et par l’alcool, oubliant même la
puanteur des rues ; il marchait d’un pas malhabile, tanguait un peu mais
refusa que M. Pons lui donne le bras. Sur leur passage, des citadins qui
ragotaient en groupe tiraient bien bas leurs bonnets. Son état somnolent
n’empêcha pas Octave de rédiger la première version d’un appel que M. Pons
jugea enlevé et précis, mais il fallait pour la forme la soumettre aux
notables. Ceux-ci étaient partis inquiets, réticents, visiter l’Empereur dans
sa cabine de la frégate anglaise. Ils en revinrent exaltés. Napoléon les avait
enjôlés en leur parlant d’un ton patelin des malheurs de la France et de la
chance de leur île, si belle, si calme, si laborieuse, dont il promettait
l’enrichissement à court terme sous sa bienveillante protection. On lut ensemble
le texte d’Octave, on rajouta çà et là quelques mots enflés et quelques
tournures qui marquaient davantage la soumission des autorités elboises. Le
général Dalesme ne voulut pas signer, il était encore gouverneur, soit, mais
dépendait désormais du bon vouloir de Paris, où il devrait rentrer ; le
sous-préfet Balbiani se fit une joie de reprendre les louanges à son compte, et
le maire s’empressa de porter lui-même à l’imprimerie de son parent le texte
qui devait être placardé pendant la nuit sur tous les murs :
Aux habitants de Porto Ferraio.
Le plus heureux événement qui pût jamais illustrer
l’histoire de l’île d’Elbe s’est réalisé en ce jour ! Notre auguste
souverain, l’Empereur Napoléon, est arrivé parmi nous. Nos vœux sont
accomplis : la félicité de l’île d’Elbe est assurée.
Écoutez les premières paroles qu’il a daigné nous
adresser en parlant aux fonctionnaires qui vous représentent : « Je
vous serai un bon père, soyez pour moi de bons fils. » Elles resteront
éternellement imprimées dans nos cœurs reconnaissants.
Unissons-nous autour de sa personne sacrée, rivalisons
de zèle et de fidélité pour le servir. Ce sera la plus douce satisfaction pour
son cœur paternel. Et ainsi nous nous rendrons dignes de la faveur que la
Providence a bien voulu nous accorder.
Le Sous-Préfet :
Louis Balbiani
Le sous-préfet se réjouissait de ce qu’il tenait pour sa
prose, car souvent ceux qui signent croient avoir écrit, mais Octave doutait encore
de l’efficacité des affiches. Les notables s’employèrent à le rassurer. Bien
sûr, les Elbois voulaient hier encore étriper Napoléon parce qu’ils redoutaient
sa réputation de guerrier, mais il arrivait désarmé, son image avait donc
changé, les gens d’ici se le répétaient entre eux, en ce moment même, en
caquetant sur le pas de leurs portes ou au café ; ils espéraient
maintenant que la renommée de Napoléon allait les enrichir, soyez-en sûr, et ce
genre d’information séduisante se répandait dans l’île à grande vitesse. Mais,
disait Octave, la seule population de Porto Ferraio, même en liesse,
donnera-t-elle une impression de foule nombreuse, parce qu’il fallait des cris
et de la presse sur le parcours de Sa Majesté, entre le môle et l’église où le
vicaire général chantera un Te Deum ? Le sous-préfet expédia à l’instant
des courriers dans les villages ; il sommait les maires de venir avec
leurs familles de vignerons et de marins. De son côté, le général Dalesme
partit inspecter les uniformes de sa troupe et mobiliser la garde nationale.
Sous le contrôle d’Octave, qu’il traitait avec déférence puisqu’il représentait
la toute neuve autorité de l’Empereur, l’adjoint apprit un texte vif et simple
au crieur public qui s’en alla réciter à la croisée des rues ces nouvelles qui
couraient déjà du port à la
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