L'absent
l’existence. Octave avait appris la leçon. Face au
désarroi et au silence gênant qui succédait à sa phrase tranchante, il proposa
de conseiller les notables puisqu’il s’y connaissait, prétendait-il, dans le
retournement des opinions. Il savait aussi que les Méridionaux passaient vite
d’un excès à son contraire. Drouot lui faisait confiance, cela suffit, mais
avant de préparer un logement noble et une fête pour l’Empereur, les autorités
de l’île se rendraient à bord de l’ Undaunted saluer leur nouveau prince.
Ils en étaient intimidés d’avance. M. Pons se déroba, il n’avait pas l’intention
de se prosterner devant son ancien ami, l’homme qui avait tué la République. Il
affirma que son expérience d’Elbe serait nécessaire à M. Sénécal, lequel
ne regagnait pas le bateau et dont il devinait le rôle : un policier, à
cause de son costume civil. Les délégués retrouvèrent vite leur chaloupe et les
officiels les suivirent dans une embarcation de l’administration sanitaire.
M. Pons de l’Hérault resta seul avec Octave dans le
salon de la mairie. Il chassa de la main, par réflexe, des mouches embêtantes,
tomba sa veste de grosse toile et se posa sur une chaise en dépliant un
éventail.
— Faites comme moi, dit-il. Vous allez cuire dans votre
accoutrement.
— Au travail ! lui répondit Octave.
Il déboutonna quand même sa longue redingote et dénoua sa
cravate. À dix heures du matin, déjà, il faisait aussi chaud que dans un four à
pain.
— Le goût est étrange, dit Octave en grimaçant.
— On appelle ça du vermout, c’est la boisson nationale,
des herbes macérées dans du vin blanc de l’île.
M. Pons avait emmené Octave au café du Buono Gusto, creusé
comme une caverne dans une bicoque des remparts, à l’abri d’un soleil violent
qui poussait à la sieste. Par un jeu de portes ouvertes, le patron ménageait un
savant courant d’air, et les odeurs fétides de la rue entraient avec cette
supposée fraîcheur. Octave reposa sur la table d’hôte son gobelet en terre
cuite. La sueur lui coulait sur le front, dans les yeux et le cou, sa chemise
trempée collait à son dos, il avait la peau moite. Et il interrogeait M. Pons
sur la mentalité des habitants.
— Oh, vous savez, répondait celui-ci, il n’y a pas plus
d’Elbois que d’italiens. Les gens de Milan n’ont rien à voir avec ceux de
Naples, qui ne ressemblent vraiment pas à ceux de Rome. Ici, c’est la même
chose. Les gens de Porto Ferraio sont plutôt spirituels mais envieux, ceux de
Porto Longone, au sud, à la fois ignorants et superstitieux. À Rio, à Marciana,
ils sont prétentieux mais très actifs.
— Les maires et les curés, je suppose, possèdent les
mêmes caractéristiques que leurs administrés…
— Eh oui.
— Sont-ils malléables ? Comment les conquérir
d’ici demain ?
— En les cajolant dans le sens de leurs défauts.
Pendant des mois, les agents de Londres ont présenté un Napoléon guerrier et sanguinaire,
inversez l’image, montrez un homme qui va améliorer leur condition misérable,
reprenez les termes que votre Empereur a employés dans sa lettre au général
Dalesme. Dites qu’il préférait Elbe à sa Corse natale ou à Parme.
— Il y a une imprimerie, à Porto Ferraio ?
— Nous ne sommes pas des sauvages !
— Qui peut tirer des affiches dans la nuit ?
— L’imprimeur est un cousin de Traditi, le maire.
— Bien, mais ça ne suffit pas…
— Encore un doigt de vermout ?
— Merci, non, j’ai peur de m’endormir.
La jeune servante fit diversion en apportant du pain gris et
un fromage de brebis qui sentait le rance. « Merci, Gianna », dit
M. Pons. Elle avait une peau cuivrée de moricaude, des mèches de corbeau
lui tombaient sur les yeux ; son corset blanc, serrant la taille,
remontait une poitrine ronde que ses gestes remuaient. Elle repartit en faisant
rouler sa jupette avec les hanches. M. Pons s’amusa de voir Octave suivre
la servante du regard et il dit :
— Si les mœurs des Elbois vous intéressent tant, je
demanderai à Gianna de vous loger cette nuit dans sa famille.
— Excellente idée, dit Octave qui ne saisit pas la
moquerie.
— Bien, dit M. Pons. Nous établirons le texte des
affiches tout à l’heure avec Dalesme. Il doit le signer. C’est le gouverneur.
— Oui, et insistons sur le fait que l’Empereur a choisi l’île d’Elbe, mais il faut aussi en faire
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