Labyrinthe
les combattants pour l'indépendance se trouvait un chevalier du nom de Guilhem du Mas. Il s'acquittait fort bien de sa tâche. C'était un meneur d'hommes que tout le monde aimait. »
La voix de Baillard avait emprunté des inflexions où perçaient de l'admiration et aussi un sentiment qu'Alice ne put définir. Avant qu'elle eût le temps d'y songer, le vieil homme reprit son récit :
« Le vingt-cinquième jour de juin 1218, le loup fut enfin abattu.
— Le loup ? »
Baillard leva les mains comme pour se défendre.
« Pardonnez-moi. Dans les ballades comme le Canso de lo Crosada , Monfort est associé à un loup. Il fut tué au siège de Toulouse, par une pierre lancée d'une catapulte maniée par une femme, dit-on. » Alice ne put s'empêcher de sourire. » Sa dépouille fut ramenée à Carcassona afin d'être mise en terre selon les coutumes du Nord. Son cœur, son foie et ses entrailles furent emportés à Saint-Cernin, cependant que ses ossements étaient enterrés à Sant-Nasari, sous une pierre tombale que l'on peut voir encore aujourd'hui sur le mur du transept sud de la basilique. Peut-être l'avez-vous remarquée en visitant la Cité ?
— Il se trouve que je n'ai pu… entrer dans la cathédrale », bafouilla Alice, écarlate.
Baillard lui coula un regard en coin mais ne creusa pas la question.
« Amaury, fils de Simon de Monfort, lui succéda, sans en avoir toutefois l'autorité, ce qui eut pour conséquence la perte de tout ce que son père avait acquis sur les champs de bataille. En 1224, il se retira en renonçant à ses prétentions sur les terres des Trencavel. Sajhë était donc libre de rentrer chez lui. Si Pierre-Roger de Mirepoix concevait quelque réticence à le laisser aller, Sajhë avait… »
Le vieil homme se leva et s'éloigna de quelques pas. Puis il poursuivit, sans se retourner :
« Il avait vingt-six ans. Alaïs avait beau être plus âgée, il… caressait certains espoirs à son sujet. Le regard qu'il portait sur elle n'avait plus rien de fraternel. Il savait qu'aussi longtemps que Guilhem du Mas serait en vie, il ne pourrait l'épouser ; cependant il en rêvait. À présent qu'il avait fait ses preuves, il se sentait en droit d'espérer d'avantage. »
Alice hésita, avant de rejoindre Baillard. Quand elle posa la main sur le bras du vieil homme, ce dernier sursauta comme s'il avait oublié sa présence.
« Que s'est-il passé ? demanda-t-elle avec l'étrange sentiment de se montrer soudain indiscrète, comme si l'histoire devenait tout à coup trop intime pour être partagée.
— Il rassembla son courage pour lui parler. Harif connaissait ses sentiments pour Alaïs. Sajhë lui aurait-il demandé conseil qu'il le lui aurait spontanément donné. En l'occurrence, il garda ses conseils pour lui.
— Peut-être Sajhë n'avait-il pas envie d'entendre ce que Harif avait à lui dire.
— Peut-être, acquiesça le vieil homme avec un demi-sourire.
— Alors, reprit-elle quand elle comprit qu'il ne souhaitait pas s'étendre sur le sujet. Sajhë a-t-il avoué à Alaïs ce qu'il éprouvait pour elle ?
— Oui.
— Et qu'en a-t-elle pensé ?
— Vous l'ignorez donc ? murmura-t-il. Priez le ciel de ne jamais savoir ce que c'est que d'aimer de la sorte. »
Si fou que cela pût paraître, Alice prit la défense d'Alaïs.
« Elle l'aimait. Comme une sœur aime un frère, n'est-ce pas suffisant ? »
Baillard se retourna pour lui sourire.
« C'est ce à quoi il s'était résolu. Quant à dire que c'était suffisant : non, absolument pas. »
Baillard se retourna pour reprendre le chemin de la maison.
« Si nous rentrions ? s'enquit-il courtoisement. J'ai un peu chaud. Et vous, madomaisèla Tanner, vous devez être fatiguée, après ce long voyage. »
Remarquant sa pâleur, son air épuisé, Alice se sentit coupable. Un coup d'œil à sa montre-bracelet lui apprit qu'il était presque midi, et qu'ils avaient bavardé plus longtemps qu'elle ne l'avait cru.
« Naturellement », acquiesça-t-elle précipitamment en lui offrant son bras.
Ils cheminèrent ainsi lentement jusqu'à la maisonnette.
« Vous voudrez bien m'excuser, dit-il dès qu'ils furent à l'intérieur. Je vais aller me reposer quelques instants. Peut-être aimeriez-vous en faire autant ?
— Je suis fatiguée, en effet, admit-elle.
— Après mon réveil, je préparerai le repas et vous raconterai la fin de l'histoire. À la nuit tombée, nous devrons évoquer d'autres
Weitere Kostenlose Bücher