Labyrinthe
on choisit de les raconter. Parfois elles apparaissent plus graves, parfois plus légères, plus mélodieuses, dirons-nous. Ici, dans ce coin de pays que l'on nomme aujourd'hui la France, la langue d'oc était parlée par des gens dont c'était la terre. La langue d'oïl, précurseur du français moderne, était le langage de l'envahisseur. Ce dilemme divisa les peuples. » Il balaya l'air de ses mains : « Ce n'est pas ce que vous êtes venue entendre. Vous voulez que je vous parle de gens et non de théories, n'est-ce pas ? »
Ce fut au tour d'Alice de sourire.
« J'ai lu un de vos livres, monsieur Baillard, que j'ai trouvé chez ma tante, à Sallèles-d'Aude.
— C'est un bel endroit. Le canal de Jonction qui relie le canal du Midi à l'Aude, les tilleuls et les pins parasols alignés sur la rive. Saviez-vous qu'Arnaud d'Amalric y avait une demeure ? À Carcassona et Besièrs également.
— Non, avoua-t-elle. Tout à l'heure, à mon arrivée, vous disiez qu'Alaïs n'était pas morte avant son heure. Elle… a donc survécu à la chute de Carcassonne ? »
Alice eut la surprise de sentir son cœur s'accélérer.
« Alaïs quitta Carcassonne en compagnie de Sajhë, un jeune garçon qui était le petit-fils d'un des gardiens de la trilogie du labyrinthe. »
Il lança un regard à Alice pour savoir si elle suivait son propos, puis enchaîna :
« Ils se dirigeaient par ici. Dans l'ancienne langue, “Los seres” signifie “les cimes”.
— Pourquoi justement ici ?
— Le navigatairé , vénérable de la Noublesso des los Seres , société secrète à laquelle le père d'Alaïs et la grand-mère de Sajhë avaient fait allégeance, les y attendait. Craignant d'être pourchassés, ils empruntèrent un itinéraire plus long, d'abord en se dirigeant vers Fanjeaux, puis vers le Sud, en passant par Puivert et Lavelanet, ensuite de nouveau vers le Sud, en direction des monts Sabarthès.
» Avec la chute de Carcassonne, la soldatesque française était partout. Elle s'était répandue sur cette terre comme une horde de rats. Il y avait également les bandits de grand chemin qui détroussaient sans merci les réfugiés. Alaïs et Sajhë ne se déplaçaient que tôt le matin ou tard dans la nuit, pour ne pas subir les ardeurs du soleil. Cette année-là, l'été était particulièrement suffocant, aussi dormaient-ils à la belle étoile. Ils se nourrirent de noix, de baies et de fruits, tout ce qui était comestible. Alaïs avait soin d'éviter les villes, sauf quand elle était certaine d'y trouver un abri sûr.
— Comment connaissaient-ils leur destination ? demanda Alice en se rappelant son périple, quelques heures plus tôt.
— Sajhë avait une carte que lui avait remise… »
Sa voix se brisa sous l'émotion. Sans trop comprendre pourquoi, Alice lui prit la main, ce qui parut le réconforter.
« Ils progressèrent assez vite, enchaîna-t-il, puisqu'ils parvinrent à Los Seres fin septembre, peu avant la Sant-Miquel, juste au moment où la terre prenait des couleurs dorées. Ici, dans les montagnes, on sentait déjà les odeurs d'automne et de terre humide. La fumée des chaumes que l'on faisait brûler s'élevait au-dessus des champs. Pour eux, qui avaient grandi dans les rues étroites et peuplées de Carcassonne, c'était un monde nouveau. Tant de lumière, des cieux qui semblaient confiner au paradis. » Il s'arrêta, contemplant le panorama qui s'étendait devant eux. « Me comprenez-vous ? »
Elle fit un signe d'assentiment, fasciné par la voix du vieil homme.
« Harif, le navigatairé , les attendait. En apprenant les tragiques événements, il versa des larmes pour l'âme du père d'Alaïs et de Siméon. Pour la perte des manuscrits et pour la générosité d'Esclarmonde en laissant Alaïs et Sajhë voyager sans elle afin de mettre le Livre des mots en sûreté. »
Baillard interrompit de nouveau son récit et resta un moment silencieux. Alice ne voulait ni le couper ni le bousculer. L'histoire parlerait d'elle-même dès qu'il serait prêt.
Le visage du vieil homme se radoucit.
« Ce furent des temps bénis, en montagne comme en plaine. Du moins apparurent-ils ainsi au commencement. Malgré l'inexpiable horreur perpétrée à Besièrs, nombre de Carcassonnais pensaient pouvoir revenir au pays. Beaucoup avaient foi en l'Église catholique. Ils se disaient qu'après que les hérétiques auraient été chassés, leur existence de naguère leur serait rendue.
— Sauf
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