Labyrinthe
contrebas, elle apercevait les vestiges de ce qui naguère avait été le village de Montségur, les quelques huttes et demeures qui subsistaient, délabrées après dix mois de siège, cernées par les tentes et les étendards effrangés aux couleurs délavées des Français. Elle comprit que l'occupant avait autant souffert des rigueurs de l'hiver que les habitants de la citadelle.
Un échafaud en bois se dressait sur le versant occidental, au pied de la montagne. Les assiégeants s'étaient attelés à sa construction des jours durant. Hier encore, ils y fixaient au centre une rangée de poteaux, chacun entouré d'un tas de bois sec et de paille. Au crépuscule, on avait monté des échelles à chaque extrémité.
Un bûcher pour brûler les hérétiques.
Alaïs tressaillit. Dans quelques heures, ce serait terminé. Le temps venu, la mort ne l'effraierait pas. Mais elle avait vu trop de gens périr dans les flammes, pour se faire des illusions sur la possibilité que la foi leur épargnerait d'atroces souffrances. Alaïs avait prévu des potions aptes à atténuer la douleur pour ceux qui le désiraient. La plupart avaient choisi de passer de ce monde à l'autre sans assistance.
Sous ses pieds, la pierre mauve était glissante de gelée. De la pointe de sa botte, elle esquissa le tracé du labyrinthe. Elle était anxieuse. Si son subterfuge réussissait, la quête du Livre des mots s'arrêterait là. Dans le cas contraire, elle aurait risqué la vie de ceux qui lui avaient procuré un abri des années durant, les amis d'Esclarmonde et de son père, pour le salut du Graal.
Les conséquences étaient trop terrifiantes à imaginer.
Fermant les yeux, Alaïs remonta le passé et se retrouva dans la grotte du labyrinthe. Harif, Sajhë, elle-même. Elle se rappela la douce caresse de l'air sur ses bras nus, le frémissement des chandelles, les voix profondes et belles s'élevant dans la pénombre, les mots qui lui revenaient à mesure qu'elle les prononçait, si vivaces qu'elle en avait presque le goût sur la langue.
Alaïs frissonna, songeant à l'instant où elle avait enfin compris, aux incantations qui s'échappaient de ses lèvres de leur propre gré. L'insigne moment d'extase et d'illumination, tandis que toute chose passée et toute chose à venir se confondaient dans l'unicité du tout, et que le Graal descendait sur elle.
Et sur lui, à travers sa voix et ses mains.
Elle hoqueta. Avoir vécu, avoir connu de telles expériences.
Un bruit la dérangea. Elle ouvrit les paupières et laissa le passé s'évanouir. Se retournant, elle vit Bertrande venir à elle le long des créneaux, et lui ouvrit des bras souriants.
Bien que d'un naturel moins sérieux qu'elle au même âge, sa fille lui ressemblait. Même visage, même morbidezza en forme de cœur, même vivacité dans le regard encadré de longs cheveux bruns. À part la couleur des yeux et quelques ridules, elles auraient pu passer pour deux sœurs.
La tension de l'attente se lisait sur le frais minois de l'enfant.
« Sajhë dit que les soldats ne vont pas tarder », déclara-t-elle d'une voix incertaine.
Alaïs secoua la tête.
« Ils ne viendront que demain, répondit-elle avec assurance. Il nous reste beaucoup à faire avant cela. » Elle prit les mains de sa fille dans les siennes. « Je me fie à toi pour leur prêter assistance et prendre soin de Rixende. Ce soir tout spécialement ; ils ont besoin de toi.
— Je ne veux point vous perdre, mamà , bredouilla l'enfant les lèvres tremblantes.
— Cela ne surviendra point, lui affirma-t-elle en priant pour que ce fût vrai. Nous nous retrouverons bientôt. Tu dois te montrer patiente. » Bertrande lui adressa un pâle sourire. « Voilà qui est mieux. À présent, viens, filhà , descendons. »
72
À l'aube du mercredi seize mars, ils se rassemblèrent sous la grande porte de Montségur.
Du haut des fortifications, la garnison observa les croisés venus appréhender les Bons Homes escalader le dernier tronçon du sentier rocailleux, encore glissant de givre matinal.
Bertrande se tenait sur le devant, entre Sajhë et Rixende. Aujourd'hui que les catapultes, mangonels et autres armes de jet s'étaient tues après des mois de pilonnements incessants, elle trouvait quelque étrangeté à ce silence inhabituel.
Les deux dernières semaines s'étaient passées dans la paix. Pour beaucoup, elles signifiaient que leur temps prenait fin. Les fêtes de Pâques avaient été célébrées.
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