Labyrinthe
Oriane devait se trouver quelque part dans la presse. Il était décidé à la tenir à l'écart d'Alaïs. Même après tant d'années, penser à elle suffisait à éveiller sa colère. Il serra les poings en espérant qu'il pourrait mettre son projet à exécution. Il n'aurait ni à feindre ni à tergiverser, simplement lui planter un poignard dans le cœur comme il aurait dû le faire trente ans plus tôt. Il devrait néanmoins se montrer patient. S'il n'attendait pas le moment propice, il serait terrassé avant même d'avoir pu tirer son épée.
Il parcourut des yeux les rangées de spectateurs, jusqu'au moment où il trouva le visage qu'il recherchait. Oriane était assise au mitan de la première rangée. Ses gants, sa dispendieuse cape de velours bleu, soutachée d'or et d'hermine au col et à la capuche, affichaient la recherche et le style très convenus propres aux belles dames du pays d'oïl. Bien qu'il eût gardé son étourdissante beauté, le visage semblait émacié, gâté par une expression d'amertume et de dureté.
Un jeune homme était près d'elle. La ressemblance était assez frappante pour que Guilhem comprît que c'était là l'un de ses fils. Louis, l'aîné, avait pris, disait-on, fait et cause pour les croisés. D'Oriane il avait hérité le teint et les boucles noires, de son père le nez aquilin.
Un cri s'éleva. Lorsque Guilhem se retourna, il vit que la file des captifs avait atteint le pied de la montagne et qu'on les conduisait au bûcher. Ils marchaient d'un pas digne et tranquille, et chantaient. Comme les neuf chœurs des anges réunis, songea Guilhem, qui remarqua le trouble que la douceur des voix suscitait chez les spectateurs.
Le sénéchal de Carcassonne côtoyait l'archevêque de Narbonne. Sur un signe de lui, une croix d'or se dressa dans le ciel, invitant les Frères noirs et les membres du clergé à prendre place devant l'échafaud.
Derrière eux, Guilhem apercevait une rangée de soldats brandissant des torches enflammées. Ils s'évertuaient à en écarter la fumée des gradins, pendant que les flammes craquaient et se contorsionnaient sous la bourrasque venue du Nord.
À mesure que les hérétiques étaient appelés, ils s'avançaient et montaient les échelles menant au bûcher. Guilhem était horrifié, et son impuissance le plongeait dans une colère sans fond. Quand même il aurait eu assez d'hommes avec lui que ces derniers se seraient refusés à intervenir. Plus à cause des circonstances que par conviction propre, il avait passé beau temps en compagnie des Bons Homes . Et s'il ne prétendait pas les comprendre, l'admiration et le respect qu'il concevait pour eux demeuraient sans mélange.
Les fagots et la paille avaient été imprégnés de poix. Quelques soldats étaient montés sur l'échafaud afin d'enchaîner parfaits et parfaites sur les poteaux centraux.
L'évêque Marty pria :
Payre sant, Dieu dreiturier dels bons espérits.
Lentement, d'autres voix se joignirent à la sienne. Le murmure alla grandissant jusqu'à devenir un grondement. Dans les hourds, les spectateurs s'agitaient en échangeant des regards embarrassés. Ce n'était pas le spectacle auquel ils étaient venus assister.
Sur un signe pressant de l'archevêque, les membres du clergé catholique se mirent eux aussi à chanter, dans les claquements de leurs aubes agitées par le vent, le psaume devenu l'antienne des croisés : Veni spiriti sancti , avec pour seul dessein de couvrir les prières des cathares.
L'évêque, le premier, lança sa torche sur le bûcher, aussitôt imité par les soldats. Le feu eut quelque mal à prendre, mais bientôt, les craquements des étincelles se muèrent en rugissements. Les flammes se glissèrent entre les fagots comme des serpents ; elles ondoyèrent et enflèrent, tourbillonnant telles des algues dans le lit d'un torrent.
À travers la fumée, Guilhem eut une vision qui lui glaça les sangs. Une cape vermeille brodée de fleurs, une robe couleur de mousse. Il se fraya un chemin jusqu'à la première ligne des spectateurs.
Il ne pouvait, ne voulait en croire ses yeux.
Les ans s'effondrèrent et il revit l'homme qu'il avait été, un jeune chevalier fier, arrogant et sûr de lui, s'agenouillant dans la capèla Santa-Maria. Alaïs se tenait à ses côtés. Des épousailles de Noël, signe de chance, avait-on applaudi. L'autel recouvert d'aubépine en fleur, la flamme des chandelles rouges qui tremblotait, pendant qu'ils échangeaient leurs
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