Lacrimae
corps d’habitation, confortable, trahissait l’agréable aisance des propriétaires : des pavés jaune ocre carrelaient le sol de la salle commune et deux énormes coffres-bancs 1 , au panneau ventral sculpté, trônaient contre les murs.
Guillaume Tue-Vache était assis à la grande table, entouré de trois enfants qui devaient se suivre à deux ans. Le fermier paraissait tendu et piquait nerveusement la table de la pointe d’un couteau. Il se leva à l’entrée du mire et jeta, bourru :
— Ben, j’espère que c’te fois j’vas pas rester dehors jusqu’au demain soir échu.
Les maris n’avaient pas autorisation de rentrer dans la maison durant tout le temps de l’accouchement. Pourtant, Druon perçut sa réelle inquiétude sous cette réflexion déplaisante.
— Euh, je peux vous tenir compagnie, maître Tue-Vache, proposa Huguelin qui avait été bien calme tout le chemin.
La panique du garçonnet fit écho à celle que le mire sentait à nouveau ramper en lui. Il s’admonesta et parvint à répondre d’une voix dont le calme le surprit :
— Tu as bien dû voir des femelles mettre bas ?
— Ben oui… mais pas des dames… rétorqua Huguelin d’une toute petite voix.
Druon admit :
— Allez, tu es encore un peu jeune pour cette facette de l’art médical.
Une porte située de l’autre côté de la vaste cheminée s’ouvrit et une femme âgée pénétra dans la salle en s’enquérant :
— Ah, vl’à l’mire de talent ?
— Ma mère, annonça le maître des lieux.
— J’as préparé l’eau mêlée d’mauve et d’essence de rose, les touailles 2 et elle a l’mors. (Se tournant vers son fils, elle ordonna d’une voix de maîtresse femme :) Habille-toi chaudement, la nuit est ben fraîche. Tous les nœuds sont déliés. Détache les vaches et les ch’vaux 3 . (S’adressant ensuite à Druon, elle précisa :) L’a porté une ceinture de Sainte Marguerite depuis l’mois 4 . J’lui ai fait avaler de la poudre de matrice de hase 5 et le poivre est prêt.
Druon se souvint de ce détail confié par son père. On en badigeonnait les narines de la future mère pour déclencher une série d’éternuements censés accélérer la descente de l’enfant à naître.
— Comment se porte Muguette ?
— L’a mal depuis l’tantôt et elle redoute. Les contractions sont régulières, mais ça veut rin dire. C’était l’cas les aut’fois. Ça a pas empêché qu’elle y a passé le jour et la moitié d’une nuit. Elle a souffert l’calvaire. L’a failli rendre l’âme.
— C’est ce que maîtresse Borgne m’a confié.
L’intéressée n’avait pas prononcé un mot depuis leur arrivée, et regardait tour à tour le mire, sa mère et son frère, le front plissé d’inquiétude.
— La matrone nous attend.
Druon s’en doutait. La présence d’une matrone était presque obligatoire puisque les prêtres leur donnaient autorisation d’ondoyer le nouveau-né sitôt la naissance, de crainte qu’il ne décède avant le baptême, hors le sein de l’Église. Cette pratique leur offrait parfois un complément de ressources. Si l’enfant trépassait avant, les parents affolés étaient prêts à sacrifier double pièce pour que la matrone affirme qu’elle avait vu un doigt bouger, une paupière se lever, et que l’ondoiement avait précédé le décès de quelques secondes.
Formant des phrases courtes de peur que son appréhension ne transparaisse, Druon demanda :
— Présentez-moi donc ma patiente.
Le mire, escorté des deux femmes, pénétra dans la chambre. Un aimable feu réchauffait la pièce de petite taille. Un bol d’eau au miel et à la cannelle avait été posé entre les cuisses de Muguette, son odeur plaisante étant supposée attirer le petit hors d’elle. La matrone s’était placée derrière la femme, en position semi-assise contre elle, et la tenait sous les bras 6 .
Druon détailla le visage pâle, crispé de douleur de Muguette. Soudain, alors qu’une sueur d’angoisse lui trempait la racine des cheveux, un calme irréel balaya sa panique. Grâce à l’enseignement de son père, à son âme qui veillait sur lui, il serait capable de l’aider. Il ouvrit sa bougette, en tira un sachet de toile qui contenait une grosse boule de pâte d’un marron noirâtre. Il en préleva un morceau et s’approcha. L’accouchante serrait les dents sur un mors de bois afin de ne pas hurler. Il le lui retira de la bouche avec douceur et
Weitere Kostenlose Bücher