L'affaire de l'esclave Furcy
terminer, et Desbassayns était satisfait de
la tournure des événements. On n’entendrait plus parler de
l’affaire de Furcy. C’est à ce moment-là — des hommes commençaient alors à se lever pour partir —, que Gilbert Boucher
se mit debout. D’un regard vers le président, il lui rappela
l’usage qui autorisait un membre du tribunal à prendre la
parole. Boucher resta ainsi quelques secondes qui semblèrent
longues, puis le président, après avoir jeté un regard en direction de Desbassayns, comme pour lui dire « bien obligé, c’est
la règle », fit un signe du revers de la main un peu dédaigneux
vers Boucher pour l’inviter à prendre la parole. Sans transition ni formule de politesse, Boucher démarra
d’un air exagérément abattu : « C’est un jour de deuil pour la justice. Je devrais me taireface à une décision du tribunal, mais je ne peux pas. Je
demande au greffier de noter ce que je vais dire. Ce à quoi
vous venez d’assister est un acte arbitraire des plus sinistres.
M. Jacques Sully-Brunet n’a fait que son devoir, et rien d’autre.
Cette décision de suspension et d’exil qui le frappe est inique.
En ma qualité de procureur général, je demande que cette
ordonnance ne soit pas enregistrée, car M. Desbassayns n’est
pas légalement qualifié pour faire appliquer une ordonnance
de renvoi et de suspension. » Dans l’assistance, certains restèrent debout comme éberlués
par ce qu’ils venaient d’entendre. Boucher continua, imperturbable, son ton se faisant un peu plus offensif : « Ne soyez pas
étonnés si un jour il y a des débordements que vous ne pouvez
réprimer. J’ai peu de liens qui me poussent à rester dans cette
colonie, mais tant que j’y serai, ma vie et mes facultés seront
employées à garantir avec fermeté la loi et l’honneur des
femmes et des hommes de l’île, quels qu’ils soient. Je les assurerai de mon appui et de ma protection, j’en ai fait le serment
au roi. » Il s’arrêta un instant comme sonné lui-même par les paroles
qu’il venait de prononcer. Il poursuivit : « J’ai fait le serment
au roi de ne pas m’écarter de cette voie. Que ni les inepties ni
les calomnies ne pourraient m’atteindre. » Puis, il porta le coup de grâce : « Je demande au greffier de
ne pas oublier de noter ce qui suit, comme la réglementation
m’y autorise : je fais appel de la décision qui vient d’être prise
concernant le cas Furcy, et je demande que l’affaire soit portée
à la Cour royale, en deuxième instance. » Un silence. Un long silence. L’assistance était figée. Pendant toute l’audience, Furcy avait gardé dans sa main
gauche un papier, la Déclaration des droits de l’homme. Desbassayns était furieux, il mordillait ses lèvres, les poingsserrés. Il pensait avoir remporté une victoire, une victoire définitive. Et voilà que Boucher contre-attaquait publiquement, et
profitait de l’audience du tribunal. Quelle humiliation ! Il
n’avait jamais subi un tel affront. Il y avait foule à l’extérieur. Les noirs se passaient le
message comme une parole que l’on cherche à se transmettre
le plus vite possible. Tout le monde disait « Boucher a fait
appel », « Boucher a fait appel », et chacun répétait ces mots
sans parfois en comprendre le sens, sinon qu’ils annonçaient
une sorte de revanche sur le sort, ou un espoir qui n’était pas
tout à fait éteint. Surpris, le président du tribunal refusa de se prononcer. En
revanche, il accéda aux exigences de Desbassayns : Sully-Brunet était bien suspendu, et il devait quitter Saint-Denis, lui,
le natif de la ville. Sully-Brunet ne comprit pas vraiment ce qui lui arrivait. Il
rentra chez lui pour écrire à Lafitte, le gouverneur. Il se défendit
comme il pouvait — il n’avait que vingt-deux ans —, et s’autorisa à rappeler une règle : l’ordonnateur n’avait pas à faire la
loi à la place de la Cour royale. Le général Lafitte lui répondit comme on s’adresse à un
enfant qui aurait commis une bêtise : « Je ne puis excuser un
tel acte qu’en faveur de votre jeunesse, qui ne vous permet
pas, à ce qu’il paraît, de réfléchir avant d’agir. » Puis il le
menaça. Au cas où il n’obtempérerait pas, Lafitte aurait le
« désagrément » de l’arrêter et de le conduire à Saint-Benoît,
lieu désigné de son exil. Lafitte agissait en fonction des ordres
de Desbassayns, chez lequel il se rendait régulièrement.
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