L'affaire de l'esclave Furcy
ont refusé de le voir. Furcy est libre, car sa
mère était libre dès qu’elle a touché le sol de la France. Alors
pour le maintenir dans la soumission, on va chercher une réglementation établie au XIII e siècle à Chandernagor qui aurait
déclaré esclave sa mère. Tout d’abord, Furcy vous prouve que
sa mère est venue en France, et que par conséquent elle est
libre. Vous lui répondez qu’elle n’est pas libre, parce que cette
règle n’admettait pas la liberté pour les esclaves qui avaient été
déclarés. Mais je vous le demande, même si cette règle pouvait
avoir une importance, prouvez-lui donc que sa mère a étédéclarée à Chandernagor au moment du départ, et à Lorient au
moment de son arrivée. Vous ne le pouvez pas ! Et toutes les
circonstances démontrent au contraire que ces déclarations
n’ont jamais été faites et qu’elles n’ont jamais pu l’être. Madeleine était amenée en France par une femme âgée qui quittait
les Indes sans esprit de retour, qui venait embrasser ici la vie
monastique, qui voulait seulement donner à la jeune Indienne
une éducation chrétienne, et qui plus tard ne l’a renvoyée que
pour être affranchie. Mais, dites-vous encore, et c’est là votre
objection dernière, Madeleine n’a pas en France réclamé sa
liberté ; elle est retournée aux colonies, elle a accepté l’affranchissement, du moins le croit-on ; elle a donc renoncé au privilège que lui avait conféré son séjour dans la métropole. Je vous
comprendrais s’il s’agissait d’un droit privé, mais la liberté est
d’ordre public. Je vous comprendrais encore s’il s’agissait
d’un droit qui pût se perdre par prescription, mais la liberté est
imprescriptible. Le droit de l’esclave qui touche le sol de
France ne dépend pas d’une déclaration judiciaire : l’esclave
devient libre de plein droit, il devient libre de suite et pour
toujours. » Il s’interrompit un instant, et répéta : « Il devient libre de suite et pour toujours. » Dans la salle des hommes se levèrent et applaudirent. Une
partie resta assise, marquant son mécontentement. Le président se leva, il décida de suspendre la séance.
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« Le calme est nécessaire à la poursuite des débats, je vous
en remercie », dit le président avant de reprendre la séance et
de donner la parole à Thureau. Pour poursuivre son discours, l’avocat cita d’autres esclaves
qui avaient essayé de devenir libres par la justice et avaient
remporté leur procès ; il s’agissait de Roc, de Louis, de Francisque, de Boucaux, tous d’origine africaine. Il cita également
un arrêt qui aurait marqué son époque en 1752, un procès intitulé la « table de marbre » qui déclarait libre un certain « nègre
Louis », avec l’appui de la maxime que tout esclave entrant en
France devenait libre. Il le répéta, deux fois : « Tout esclave
entrant en France devient libre de plein droit... Il devient libre
de suite et pour toujours. » Thureau s’appuyait sur de nombreux cas qui, rassemblés,
formaient une sorte de jurisprudence. Était-ce une manière de
dire à la cour qu’elle n’avait pas à avoir peur de donner la
liberté à Furcy, que ce ne serait pas une première ni un acte
révolutionnaire ? Au contraire, leur suggérait-il, l’affaire Furcy
s’inscrivait presque dans une suite logique qui devait aboutir à
déclarer l’esclave définitivement libre. La stratégie de l’avocat
se révélait astucieuse et remarquable, il avait compris qu’ildevait aussi rassurer tous les hommes de loi de la Cour royale
de Paris. Mieux, il leur donnait le sentiment qu’ils participaient
à un mouvement historique, et leur nom, à chacun, resterait
dans les annales de la justice. Dans sa plaidoirie, l’avocat usait, de temps en temps, du
latin comme s’il voulait inscrire dans l’éternité les textes qu’il
citait. Parfois même il recourait à l’anglais, ce qui est étonnant.
En tout cas, il continuait presque sans respirer. Il ne regardait
plus personne, emporté par ses paroles. Sa méthode consistait
à répéter beaucoup, à interroger souvent. « On le voit, aucune restriction de temps ni de lieu ! L’esclave n’est pas libre momentanément, tant qu’il reste en
France ; il devient libre de plein droit et pour toujours. On veut
qu’il perde sa liberté en le renvoyant dans la colonie ? Mais
est-ce que la loi personnelle ne suit pas la personne partout où
elle va ? Si Madeleine
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