L'affaire de l'esclave Furcy
eût en France obtenu un arrêt qui la
déclarât libre, est-ce que, libre à Paris, elle eût été esclave à
Bourbon ? Est-ce que l’autorité de l’arrêt eût été brisée par la
loi coloniale ? » Thureau ne perdait pas le fil, il passait des principes universels au cas particulier de Furcy et de sa mère. Il marqua un
silence avant d’attaquer à nouveau. « Madeleine est donc devenue libre en 1771 car, à cette
époque, elle a touché notre sol ; puisque ni son silence ni son
retour aux colonies n’ont pu lui enlever un droit imprescriptible, il importe peu que Madeleine n’ait même pas pu réclamer
sa liberté. Son silence ne peut nuire ni à elle-même, ni surtout
nuire à ses enfants. Vous lui appliquerez donc, messieurs, cette
glorieuse maxime qui a traversé les siècles, à l’honneur du
nom français : vous proclamerez que la France n’a jamais
cessé d’être un asile, un refuge ouvert à tous les malheurs. » Furcy était assis, mais il ne quittait pas des yeux l’homme
qui le défendait. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait
de la chance, et il se demandait s’il était digne de toutes ces
personnes qui s’unissaient autour de son sort. Il s’est alors juré
qu’il irait jusqu’au bout. Pour ces hommes-là. De son côté, l’avocat réussissait à donner à son plaidoyer un
ton politique, sans jamais perdre de vue les règles juridiques.
Il s’animait, mais il maîtrisait son affaire, et tentait de contre-carrer chaque argument avancé par l’accusation. Il n’hésitait
pas à recourir à des textes pointus. « D’autres principes, non moins puissants, s’élèvent encore
en faveur de Furcy et doivent le faire déclarer libre. M. Joseph
Lory se prétend propriétaire de Furcy : son titre est la donation
verbale qui lui en aurait été faite par la demoiselle Dispense
en 1773 ; mais cette donation aurait été faite en France. Or,
en France, toute aliénation d’esclaves était prohibée. La donation est donc nulle : M. Lory n’a contre Furcy aucun titre
valable. Notre patrie, messieurs, n’a jamais voulu être souillée du spectacle odieux de l’homme vendu par l’homme
comme une marchandise. La prohibition de cet infâme trafic a
toujours été absolue. Alors, je vous le dis, la conclusion va de
soi : l’esclave donné en France ne peut appartenir au donataire : M. Lory n’a donc jamais eu aucun droit sur la mère de
Furcy. » Thureau ajouta que les enfants de la mère à laquelle la
liberté avait été léguée ou donnée naissent libres. Il ne laissa
de côté aucune réglementation pouvant servir Furcy. En s’appuyant sur un arrêté pris par le général Decaen, ancien gouverneur de l’île de France et de Bourbon, avant l’affranchissement
de Madeleine, il dit : « Les enfants au-dessous de l’âge de sept
ans, nés d’une esclave qui obtiendra son affranchissement, suivront le sort de leur mère. C’était un principe salutaire quiempêchait que le mari, sa femme et leurs enfants impubères ne
puissent être vendus et saisis séparément. » L’avocat de Furcy n’avait pas oublié le coup de Moreau et
son envolée sur le fait que la liberté ne concernait que les
Indiens d’Amérique. Il ne tomba pas dans le piège, il prit l’argument de son adversaire au sérieux et ne voulut pas jouer
l’ironie. Thureau resta sur le registre juridique, presque technique. « Maître Moreau veut donc limiter les effets de cette liberté
non pas à tous les Indiens, mais à ceux seulement qui se trouvaient sur le territoire américain ? Je vous le dis, cette limitation ne ressort pas de l’ordre royal. » Pour appuyer ses dires, l’avocat cita un ensemble de textes. Maître Moreau ne cessait pas de hocher la tête comme pour
prendre à témoin les autres et leur signifier que Thureau allait
un peu trop vite, un peu trop loin. L’avocat de Furcy avait
remarqué ce manège, mais il ne s’était pas laissé déconcentrer
dans ce défi à coups de petits gestes. Il fixa du regard Moreau
et enchaîna. « Encore un mot, messieurs, et j’en ai terminé. La faveur
qui s’attachait à la cause de Furcy devant la Cour était grande
et devait l’être. On a voulu l’affaiblir, l’anéantir même, en l’accusant d’être l’instrument d’un parti anticolonial et de n’avoir
aucun intérêt réel au procès. On l’a représenté comme le missionnaire d’un parti qui veut la ruine des colonies. Qu’a-t-il
donc fait pour cette
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