L'affaire Nicolas le Floch
affreuse ce pauvre innocent va se trouver confronté ? Selon notre ordonnance de 1670, il est sous le coup de la procédure criminelle dite à l'extraordinaire , relative aux crimes les plus graves. Imaginez quelles difficultés extrêmes il éprouvera pour se justifier ? D'abord, son ennemi le dénonce sous le secret . Il ne peut connaître son dénonciateur. Le lieutenant criminel ne manque pas de produire des témoins et évidemment, monsieur l'esprit fort, uniquement ceux que le dénonciateur lui présente. Les témoins ainsi rassemblés sont entendus dans le plus grand secret par un seul juge, sans crainte d'être contredits. Il se peut de surcroît, je n'y veux croire, mais enfin... il se peut que ce juge soit prévenu ou corrompu. Hein, heu ! Pauvre innocent ! L'information suit son cours ; notre malheureux innocent est conduit en prison avec scandale, ou ce qui est pire en secret, mis aux fers et quelques fois jeté dans un cachot affreux où il est nourri au pain et à l'eau, couché sur la paille, sans même pouvoir communiquer.
— Mais...
— Il n'y a pas de mais. Il est tiré de sa geôle pour subir les interrogatoires. Il lui est expressément défendu de se faire assister d'un conseil. Le juge presse l'accusé, d'accord avec la loi qui le présume coupable. Il cherche par tous les moyens – je dis bien tous les moyens – à lui arracher l'aveu du crime qu'on lui impute, de sorte que plus le danger est grand et moins la loi donne à l'inculpé les facultés pour se justifier. En outre, lors des confrontations, l'accusé ne peut interpeller directement les témoins. Telle est, monsieur, la procédure qui a déjà excité bien des réclamations en faveur de l'humanité, qui a plus d'une fois occasionné des méprises fatales et souvent compromis les intérêts de l'équité. Telle est celle, monsieur, à laquelle la confiance que l'on met en vous et la puissance qui vous protège vous ont permis d'échapper. Mesurez votre chance et dites-moi s'il faut vraiment que vous provoquiez le sort en vous acharnant.
— Monsieur, protesta Nicolas, je m'acharne à rechercher la vérité comme vous me l'avez enseigné.
— Ah ! le bon apôtre ! Mais comprendrez-vous, tête de Breton, que la justice ne s'exerce qu'autant qu'une autre force, dans la main dans laquelle elle se trouve, le lui autorise ?
— Sa Majesté s'oppose à ce que...
— Ne mêlez pas le roi à tout cela ! Je veux dire, puisque vous faites mine de ne rien saisir, que j'ai été ce matin dûment convoqué par M. le duc d'Aiguillon en son hôtel pour me faire signifier, sur le ton que vous lui connaissez, que M. Balbastre demeurerait sous sa protection, que sa volonté était qu'on le laisse tranquille, que passer outre à ses recommandations serait s'opposer à lui-même et que jamais il ne tolérerait que le lieutenant général de police protège, je le cite, un petit bâtard de commissaire dont le roi s'est entiché . Tels furent ses propos, j'ai le regret de vous les répéter. Aussi bien, il me faut vous ordonner d'abandonner cette affaire.
Nicolas n'en croyait pas ses oreilles. Il resta un moment silencieux avant de risquer :
— Cependant, monsieur, sans le témoignage de Balbastre et la compréhension de ses actions, notre enquête est dans un cul-de-sac, et je pense que M. de Saint-Florentin...
— Ne pensez pas, surtout ne pensez pas ! Avez-vous un escoffion 60 sur les yeux pour ne pas entendre et vous remémorer que M. de Saint-Florentin, que je vous somme, à la fin des fins, de nommer duc de la Vrillière, est l'oncle de l'épouse du duc d'Aiguillon. À cela, monsieur l'esprit fort, j'ajouterais que votre M. Balbastre, autour duquel vous éparpillez les cadavres, non seulement est un musicien réputé, un compositeur de talent, l'organiste de Notre-Dame, celui de la chapelle royale de Versailles, mais se trouve être, de surcroît, maître de clavecin de notre dauphine. Je vous conseille de poursuivre. Oui, vraiment, poursuivez ! Allons, soyons sérieux, vaquez à vos occupations de commissaire au Châtelet et félicitez-vous de la tournure que cette affaire n'a pas prise.
Sans un mot, Nicolas salua son chef qui regagnait lentement son fauteuil. Une phrase presque hurlée l'atteignit sur le seuil de la porte.
— Ce n'est pas à votre encontre que j'en ai, Nicolas. En vérité, je ne suis pas fier de moi...
Le commissaire referma la porte, mi-joyeux mi-effaré de ce qu'il venait d'apprendre.
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