L'affaire Nicolas le Floch
Borde. Celui-ci s'approcha du duc de Liancourt, qui indiqua que le roi voulait reposer et qu'on se retirât. Les grands officiers et le service sortirent et La Borde fit un signe à Nicolas de demeurer. Le roi jeta un regard circulaire et, comprenant que tout le monde était sorti, invita les deux amis à s'approcher de son lit.
— Comment est la lune ? demanda-t-il.
— Dernier quartier aujourd'hui et nouvelle lune le 11, Votre Majesté.
— Lune noire dans l' Almanach ?
— Oui, sire, dit La Borde.
Malgré le désordre de sa maladie, le roi ne perdait pas son habitude de ne rien aborder de front. Il soupira.
— On essaye de me faire accroire que ce n'est pas la petite vérole ; on cherche à m'en persuader. De vous deux, je veux tenir la vérité. Je le veux, je l'ordonne.
La parole qui sortait de la grosse tête rouge était celle d'un monarque en majesté concluant un lit de justice. Nicolas regardait La Borde qui baissait la tête, les traits crispés et au bord des larmes.
— Sire, dit-il, enfin, elle est bien sortie et vous êtes sur la voie de dessèchement.
Le roi retomba sur ses oreillers.
— Merci, La Borde. Ranreuil, êtes-vous prêt à rendre un dernier service à votre roi ? Approchez.
Il le regarda un long moment et sortit de sous son drap une petite boîte de marqueterie. Maladroitement, il fit jouer un ressort actionné par l'un des coins de bronze. Le couvercle se souleva, découvrant une bourse de velours et un pli scellé.
— Cette boîte contient des pierres d'un grand prix et une pièce d'une valeur bien plus considérable encore pour qui la possédera. Si je meurs...
— Sire !
— Si je meurs, reprit le roi d'une voix ferme en refermant la boîte, vous porterez ceci au péril de votre vie à Mme la comtesse du Barry. C'est son passeport pour l'autre règne et son garant contre de possibles vengeances. Si Dieu me permet d'échapper à cette crise, vous me rendrez la boîte. Vérifiez que personne n'est demeuré aux portes.
Quand Nicolas revint, après avoir visité la porte de la salle du conseil et celle du salon de la pendule, le roi lui tendit le dépôt.
— En attendant, mettez cela en sûreté...
La parole s'embarrassait et les propos devenaient incompréhensibles. La fièvre reprenait le roi, les yeux étaient fixes dans la bouffissure des chairs. Des oppressions soulevaient la poitrine, entrouvrant la chemise et découvrant le torse constellé de boutons.
— Votre roi dans des plaines de sang / Voit la mort devant lui / Volant de rang en rang... , chantonna-t-il soudain. Ah ! ce Voltaire... Oui, monsieur le maréchal, c'est vous ici qui commandez et je suis le premier à en donner l'exemple.
Il se redressa en criant.
— La maison du roi va donner... Aux sabres ! Ranreuil au premier rang... Nous étions heureux, heureux. Te souviens-tu, Ranreuil ?
La Borde souffla à Nicolas de répondre, que le roi délirait et le prenait pour son père.
— Oui, sire. Fontenoy fut une belle journée.
— Oui, oui, la plus belle !
Il se tut et parut s'endormir. Deux heures s'écoulèrent avant qu'il ne s'éveille. Il était à nouveau tout à fait conscient, et sa parole était claire.
— La Borde, à présent que je suis au fait de mon état, il ne faut pas recommencer le scandale de Metz 63 . Je me dois à Dieu et à mon peuple. Faites appeler Mme du Barry. Elle doit quitter Versailles.
Jeudi 5 mai 1774
Gaspard, le garçon bleu, s'entremit, sur les instructions de La Borde, afin que Nicolas pût disposer en pleine nuit d'une monture des grandes écuries. Il souhaitait en effet mettre à l'abri le précieux dépôt confié par le roi. Tout au long du chemin, il veilla à n'être point suivi, usant des stratagèmes habituels pour déconcerter une éventuelle filature. L'aube pointait lorsqu'il déboucha au grand galop rue Montmartre. Sa jument encensait, respirant à larges traits l'air frais du matin, dans une allégresse frénétique. Sous le regard admiratif des mitrons de la boulangerie auxquels il jeta les rênes, Nicolas fit son entrée à l'hôtel de Noblecourt. Il monta d'un bond à son appartement et, décalant deux livres de sa bibliothèque, glissa derrière la petite boîte. Rien ne paraissait à l'extérieur. Qui viendrait la chercher là ? Elle y resterait tant que l'inquiétude perdurerait sur l'issue de la maladie du roi. Après une toilette à grande eau dans la cour, il se rasa, se coiffa et changea de vêtements. Il
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