L'affaire Nicolas le Floch
ordre, il y avait pourtant réception hier soir.
— Le service des domestiques des Îles est parfait, précisa Nicolas, et Julie était intraitable sur le sujet. Tout devait être rangé et nettoyé. Elle ne supportait pas de voir au petit matin la maison en désordre.
— Voilà qui est bien fâcheux. Le désordre possède un éminent mérite, il multiplie les occasions d'observation.
— Cela ne laisse pas de nous donner une indication. Les soirées de cette maison, je suis bien placé pour le savoir, ne duraient guère au-delà d'une heure du matin. La remise en ordre prenait deux heures au moins. C'est dire, les domestiques nous le confirmeront sans doute, que Mme de Lastérieux n'a pas appelé à l'aide à ce moment-là. Elle aurait pu le faire aisément de son lit en tirant le cordon qui sonne à l'office. Sa servante serait accourue.
— C'est une indication utile, concéda Bourdeau. Sauf à penser qu'elle a perdu connaissance sans pouvoir chercher de l'aide.
Nicolas, en d'autres temps, se fût amusé du rapport inversé de leur dialogue. Était-ce l'effet de sa défroque ridicule, mais c'était Bourdeau qui, désormais, concluait. Il avait d'ailleurs la capacité et l'expérience pour cela.
— Quelle honte, murmura Nicolas, d'avoir abandonné le corps de Julie sans personne pour le veiller !
Bourdeau répondit par un grognement indistinct.
Quand ils poussèrent la porte de la chambre, une odeur écœurante les saisit à la gorge. Ils ne distinguèrent d'abord rien ; la pièce, aux courtines tirées, demeurait dans l'obscurité. Bourdeau courut chercher un flambeau dont il alluma les bougies au briquet. La lumière vacillante éclaira l'alcove. Julie de Lastérieux, en chemise de nuit, paraissait arquée, les jambes pliées et écartées. La mort l'avait saisie alors qu'elle portait les mains à sa gorge. La tête, renversée sur l'oreiller au milieu du flot ardent de la chevelure, semblait hurler, la bouche ouverte. Des déjections orangées, sanglantes par endroits, couvraient le devant du corps et avaient dégoutté sur les draps et sur le tapis. Les prunelles des yeux exorbités se troublaient déjà. Nicolas, assailli par les souvenirs, éprouva une peine profonde de voir l'œuvre de mort si horriblement mise en scène. Il dut se faire violence et se cramponna à l'idée de son devoir. Il s'efforça de toute sa volonté à agir comme si le pauvre corps qui gisait dans ses vomissures n'avait pas été celui d'une femme aimée. Il reprit en mains la direction des opérations. Il constata une fois de plus que la pusillanimité de ses réactions affectives pouvait céder aussitôt le pas à une froide détermination, même et surtout si son propre destin était en cause.
— Pierre, dit-il, plus un pas. Vous ne connaissez pas cette chambre. Je veux la considérer avec attention, moi qui en sais tous les détails. Peu importe que les raisons du décès nous soient encore inconnues. Quand nous serons éclairés sur ce point et si le malheur voulait que l'empoisonnement criminel fût prouvé, nous regretterions de ne pas avoir été assez attentifs. Levez ce flambeau pour m'éclairer.
Il considéra la pièce avec attention. Sa réflexion fut si lente que Bourdeau, impatienté, lui toucha le coude comme s'il craignait qu'il ne se fût endormi.
— Hé ! Nicolas, le temps presse...
— Dans ces circonstances, il est quelquefois utile de perdre quelques instants.
— Quelles constatations avez-vous glanées ?
— Quelques-unes bien étonnantes, en vérité. D'abord, le feu est éteint, mais cela est normal. Il est près de six heures. Mais que les fenêtres soient closes et les rideaux tirés, cela n'est pas conforme.
— Pas conforme à quoi ?
— Aux habitudes de Julie. Elle exigeait toujours un feu d'enfer – ce que j'abhorre, vous le savez – avec, en contrepartie, la croisée toujours entrouverte et les rideaux à moitié tirés. Or, sauf à ce que les choses n'aient point été laissées en l'état lors de la découverte du corps, ce que je ne crois pas...
— Pourquoi ?
— Regardez ces flambeaux posés sur la commode. Le médecin qui est venu a examiné le corps à leur lueur. Ils n'ont jamais eu leur place ici, pas plus que ces bijoux épars. Lorsqu'un mort repose l'hiver, on laisse pénétrer le froid extérieur, de préférence... J'observe aussi, sur la table de nuit, un verre de liquide blanc à demi bu, et une assiette avec ce qui paraît être une aile de
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