L'affaire Nicolas le Floch
crois, entêté par une nouvelle conquête. Bavardant sur commande, Gaspard jase : « Le petit Ranreuil, l'ami de mon maître, vous savez le commissaire, se repose, il est souffrant . » Rabouine abandonne votre défroque et rejoint Paris discrètement. Vous êtes censé demeurer en quarantaine chez le premier valet de chambre. Sartine, rassuré, en est informé. Nous voilà tranquilles.
Face à cette énergie presque brutale, Nicolas estima devoir réfréner son humeur larmoyante et entrer de plain-pied dans les dispositions de l'inspecteur. Il éprouva bien quelque répugnance à se vêtir d'habits grossiers qui sentaient le renfermé et le moisi. La culotte flottait autour de lui et ils durent chercher une sorte de lacet qui servît de ceinture. Le gilet matelassé lui permit d'emplir le vêtement en offrant l'image d'un embonpoint qui modifiait sa silhouette. La perruque et une calotte noire auxquelles s'ajoutèrent des bésicles transformèrent à tel point le commissaire qu'il ne se reconnut pas lui-même dans le reflet de la croisée.
— Bon, je vais chercher Rabouine, dit Bourdeau. Il n'est jamais très loin, à cette heure. Dès qu'il sera habillé avec votre vêtement, j'irai distraire le Père Marie, il passera derrière moi et vous gagnerez discrètement le bureau de M. de Sartine qui n'est jamais fermé. Il suffira de pousser la moulure dorée de la troisième étagère de la bibliothèque pour emprunter le passage secret que vous connaissez. Des degrés conduisent à une petite porte donnant sur la courtine vers la Grande Boucherie, où je vous retrouverai. En attendant, ne bougez pas. Je vole chercher Rabouine, et, pour plus de prudence, je vous enferme.
Nicolas entendit tourner la clef et, seul face à lui-même, ne put se départir d'un sentiment d'inquiétude, non pour lui, mais pour Bourdeau. La loyauté et le dévouement de son adjoint entraînaient dans des voies de traverse bien périlleuses un homme ayant charge d'âmes et espérant légitimement poursuivre, dans la tranquillité, une carrière déjà longue. À cette interrogation s'en ajoutait une autre. Pouvait-il tromper Sartine aussi délibérément, alors que celui-ci s'était montré si ouvert et patient ? Nicolas possédait au plus haut point le don de s'enfoncer dans des cas de conscience dont il ne sortait que par des exercices de casuistique douloureux, vestiges de son éducation chez les jésuites de Vannes. Cette agitation spirituelle lui laissait des meurtrissures à l'âme et s'accompagnait d'agitation. Autre chose le hantait ; lui si indifférent, ou plutôt si habitué aux spectacles terribles qu'offrait le déroulement des enquêtes criminelles, saurait-il résister à la vue du cadavre de Julie et au désordre d'une maison envahie par la police ? Saurait-il garder la tête froide, condition de tout raisonnement assuré sur une matière qui lui était si proche ? M. de Sartine ne se trouvait-il pas dans le vrai en souhaitant l'écarter de ce théâtre et Bourdeau, emporté par sa fidélité, ne les plongeait-il pas tous les deux dans une dérive sans issue ?
Bourdeau et Rabouine le retrouvèrent ayant surmonté cette crise. Il écrivait le mot pour Gaspard, qu'il cacheta aux armes des Ranreuil après avoir glissé dans le pli quelques louis d'or. Auparavant, et par souci de clarté à l'égard d'un vieil ami dont le soutien ne s'était jamais démenti tout au long de ces années, il avait préparé un message à l'intention de M. de La Borde. Il estimait ce geste doublement justifié, tant pour ne pas manquer à cet ami que pour couvrir Gaspard vis-à-vis de son maître. Ce souci de délicatesse le fit raisonner sur les turpitudes humaines. Pourquoi acceptait-il de désobéir aussi ouvertement au lieutenant général de police en enfreignant ses plus expresses recommandations et tenait-il pour essentiel de ne pas agir dans le dos du premier valet de chambre du roi ? Sans doute, estima-t-il, parce que les incertitudes de la subordination supposaient l'inégalité et peut-être – mais il n'osa pas trop rechercher dans cette direction – sa propre attitude n'était-elle pas sans lien avec certaines rebuffades subies dont, malgré la reconnaissance et l'admiration qu'il nourrissait pour son chef, il gardait un goût amer. C'était peu de chose qu'une petite désobéissance dans les circonstances particulières qu'il était en train de traverser – une simple petite vengeance.
— J'ai commis le Père
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