L'affaire Nicolas le Floch
vouloir réciter les grâces. Tous se levèrent. Nicolas, ému de retrouver une habitude de sa jeunesse à Guérande, rappela à sa mémoire les mots si souvent entendus de la bouche du chanoine Le Floch. Ce souvenir ressuscita devant lui les ombres du passé, le marquis son père, sa demi-sœur Isabelle, le père Grégoire, apothicaire des Carmes déchaux rappelé à Dieu, et tous ses amis dispersés.
— Benedic, Domine nos et haec tua dona quae de tua largitate sumus sumpturi. Per Christum Dominum nostrum.
— Amen , répondit l'assistance.
Mme Sanson le gratifia à nouveau d'un sourire.
— C'est une sainte habitude de notre famille. Je trouve surprenant, dit-elle, que ce soit à des tables où tout abonde, où il y a une si grande variété de viandes qu'on refuse impunément au Seigneur, de qui seul on tient tout cela et à qui seul on en est redevable, les justes hommages qui lui sont dus.
Les deux aides apportèrent une soupière fumante dont le maître de maison se mit en devoir de servir le contenu.
— C'est, dit son épouse, un potage de chapons et de jarret de veau aux oignons blancs. J'ai passé l'après-midi à l'écumer pour que son jus soit bien clairet. Bernard, dit-elle à l'un des aides, servez du cidre de mon père à notre hôte. Je crois avoir entendu qu'il apprécie fort cette boisson.
Nicolas la remercia de son attention. Il savait que le père de Mme Sanson était fermier à Montmartre et que c'est en allant à la chasse que le bourreau avait fait la connaissance de sa future femme. Décidément, il était fort connu dans cette amicale maison. Après un moment de gêne, la conversation s'engagea sur les affaires de cuisine. Mme Sanson dit à Nicolas qu'elle connaissait son goût et sa science dans ce domaine. Au potage d'entrée, succédaient des œufs à la Tartufe dont la dénomination intrigua le commissaire.
— C'est, dit Marie-Anne, en riant, que le blanc dissimule le noir comme l'hypocrisie la fausse dévotion !
— Et comment diantre traitez-vous ce plat ?
— Oh ! le plus simplement du monde. Je coupe du petit lard en tranches minces et je le cuis à petit feu avec un peu d'eau dans une casserole. Le jus donné est jeté, emportant le trop de sel et le peu de rance. J'en chemise un plat de terre commune et j'ajoute un demi-setier 13 de jus de vin, une bonne bouteille de rouge que j'évapore à gros bouillons. Je casse sur le tout une dizaine d'œufs bien mirés et, pour l'assaisonnement, sel, gros poivre et muscade râpée. Il faut cuire le tout à petit feu et passer enfin la pelle rouge par-dessus pour gratiner un peu, en prenant bien garde de ne point faire durcir les jaunes qui se doivent manger mollets.
— Cela est délicieux, dit Nicolas. Ce mélange de saveur et de consistance me ravit.
Le repas se poursuivit paisiblement. Nicolas observa que l'hôte n'avait pas souvent la parole, et que sa femme avait réponse à tout dans la plus grande bonne humeur. On servit un plat de purée de pois accompagnée d'une échine de porc braisée, puis on apporta le reste d'un énorme gâteau des rois et un confiturier.
— Vous pardonnerez, dit Sanson, la modestie de ce dessert, mais...
— Mais, M. Sanson préviendra désormais lorsqu'il aura un hôte de marque...
Nicolas fut surpris par la confiture qui, d'évidence, était composée de cerises, mais avec un autre parfum qui se liait avec suavité à l'acidulé dominant.
— Comment nommez-vous cette confiture ?
Elle hocha la tête, heureuse de le voir étonné.
— C'est un secret de famille que je veux bien vous révéler. Il s'agit tout bonnement d'une confiture de cerises framboisées. Le mystère tient à ce qu'à la place du noyau retiré on substitue en chaque cerise une framboise. À cela, il convient d'ajouter du jus de framboises et de cerises pressées, et faire mi-part de cerises farcies et de cerises à noyau. Il faut piquer ces dernières en deux endroits d'une épingle, afin d'éviter qu'elles ne crèvent et que le noyau quitte la peau. La cuisson est au sucre, comme de coutume.
— Je garderai précieusement le souvenir de ce délice et vous promets, madame, d'en préserver jalousement le secret.
Le souper s'acheva et chacun se retrouva devant l'escalier, y compris les aides et la cuisinière. Mme Sanson fit mettre son monde à genoux et récita d'une voix ferme les prières du soir. Elle distribua ensuite des bougeoirs avec les recommandations d'usage. Désormais apprivoisés,
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