L'affaire Nicolas le Floch
s'ils étaient neufs. On les abandonne donc à la rapacité de ces donzelles. Ah ! c'est un beau gâchis. Elles mettent tout au pillage et trouvent là du satin et d'autres étoffes dont elles ne sont jamais rassasiées.
— Aux frais du roi !
— Du roi ? À nos frais, oui ! Qu'on jette par les fenêtres les débris des fêtes de la Cour ne peut qu'affliger un bon citoyen soucieux de l'emploi de l'argent des impôts que l'on nous soutire. Quand la force de l'État réside entre les mains du seul souverain, voilà ce qu'il advient. Il faudra un jour qu'une autre force prévale, afin de faire contrepoids à ces excès condamnables. Et je ne parle pas du roi lui-même, qui, dit-on, agioterait sur les grains pour alimenter sa cassette.
Nicolas reconnut là cette âcreté de jugement que Bourdeau exhalait parfois et, souvent, à juste titre.
— Allons, Pierre, vous vous égarez et tirez de prémices incertaines des conclusions hasardeuses. Je ne puis vous laisser dire cela. Imaginez-vous Sa Majesté s'abandonner à de telles pratiques ? Tout cela est bon pour les gazettes et les libelles de Londres et de La Haye. Et de quel contrepoids voulez-vous parler ? En tenez-vous désormais pour les parlements, si continûment rebelles à l'autorité du roi ?
Bourdeau hocha la tête, l'air peu convaincu.
— Je ne songe pas aux parlements, mais au peuple, si peu représenté, sans parole et sans voix.
La voiture fit soudain un écart violent qui précipita Nicolas sur l'inspecteur. On entendit des jurons et des claquements de fouet. Le fenestreau du cocher s'ouvrit.
— Faites excuses messieurs, c'est un garçon limonadier qui traversait en rêvant. Nous avons failli l'écraser.
La voiture repartit. Nicolas aperçut sur la droite le visage effaré d'un jeune homme aux cheveux frisés, la taille serrée dans un tablier blanc qui portait une cafetière d'argent à la main et de l'autre un plateau avec une jatte et une pyramide de tasses qu'il venait par miracle de sauver du désastre. Quand ils arrivèrent au Châtelet, le docteur Semacgus, le visage crispé de contrariété, les attendait dans le bureau de permanence.
— Quoi de neuf ? demanda Bourdeau. Vos recherches ont-elles abouti et devons-nous décidément clore cette affaire ?
— Point du tout, répondit le chirurgien. Il y a bel et bien empoisonnement...
— Cela, nous le savions déjà.
— Certes, mais l'empoisonnement criminel est désormais avéré. Toutes mes constatations – et croyez que j'ai tout vérifié plusieurs fois – me conduisent à cette affirmation.
Bourdeau ouvrit la bouche.
— Non, j'entends votre objection avant même que vous ne l'énonciez. Il ne s'agit pas d'un empoisonnement involontaire, mais bien criminel.
Nicolas sentit une chape glacée s'abattre sur lui ; il dut s'asseoir sur un tabouret. Ainsi, ce qu'il avait appréhendé dès le premier instant se vérifiait.
— Et quelles sont vos raisons ? reprit Bourdeau.
— Oh ! deux rats. Six, plutôt, car j'ai renouvelé l'expérience trois fois, ce qui fait douze car il y eut un groupe essayé pour le liquide et un autre pour les aliments. Avec le poulet, résultat nul ; mais avec le liquide ce fut une hécatombe ! Au reste, ce poison est plus efficace que l'arsenic pour se débarrasser de cette engeance. Les bestioles ont paru tout d'abord embarrassées, puis les manifestations se sont succédé, bâillements suivis de spasmes, suées abondantes et couinements d'angoisse. Mis en présence d'eau, ils s'y précipitaient et rejetaient aussitôt ce qu'ils avaient avalé en criant de douleur de plus belle. Ils ont ensuite vomi des glaires teintées de sang, avant de succomber en un petit quart d'heure.
— Et de quel poison s'agit-il ?
— Voilà bien le hic ! Je n'en sais rien.
— Qu'est-ce à dire ?
— Que l'apport acide et corrosif contenu dans le breuvage doit encore être recherché.
— Vous le connaissez donc.
— J'ai fini par le précipiter ou, plus exactement, par en recueillir d'infimes fragments en réduisant et asséchant les vestiges des matières humides. Il s'agit de graines pilonnées.
— De quelle nature ? Vous me faites enrager de curiosité.
— Hé ! si je le savais ! C'est bien ce qui m'insupporte : je ne le reconnais point, quoique ayant traversé bien des régions du monde. À certains égards cette substance me rappelle par son effet des poisons végétaux dont j'ai pu observer la nocivité aux
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