L'affaire Nicolas le Floch
Amériques, des lianes à graines vénéneuses et à action convulsive. J'ai bouleversé ma bibliothèque jusqu'à une heure avancée de la nuit pour consulter les auteurs. Même chez Pouppé-Desportes dans son ouvrage sur les plantes usuelles de Saint-Domingue, rien d'approchant. Je vais de ce pas au Jardin du roi consulter les collections et interroger mes confrères. Vous savez que je poursuis un grand-œuvre, la constitution d'un herbier de plantes exotiques. Je possède donc quelques lumières, et pourtant cette affaire défie mes connaissances.
— Vous nous tiendrez informés, dit Bourdeau. Mais auparavant, je souhaiterais vous poser une dernière question : ce poison aurait-il pu être administré à Mme de Lastérieux par l'un des serviteurs noirs originaires des Îles ?
Semacgus réfléchit un moment.
— C'est une hypothèse. La flore de ces régions est d'autant plus mal connue que sa diversité est extrême. Pourtant, dans ce cas, il aurait fallu qu'ils l'apportassent avec eux au moment de leur transfert en France. Dans quel dessein ? C'eût été un crime prémédité de longue main, ce qui me semble bien hasardeux à soutenir ! Je vous abandonne, cher Bourdeau. Au fait, Nicolas se repose toujours à Versailles ?
Bourdeau fit l'étonné.
— Ne soyez pas surpris, je suis passé ce matin rue Montmartre. Il avait fait dire à M. de Noblecourt qu'il se trouvait à Versailles, chez notre ami La Borde. L'heureux homme doit pêcher à la ligne au bord du grand canal !
Bourdeau et Nicolas s'inquiétèrent en même temps de ce messager mystérieux que ni l'un ni l'autre n'avait dépêché.
Semacgus se retira sans un regard sur le greffier qui baissait la tête avec obstination. Bourdeau attendit quelques instants que son pas s'éloignât pour se tourner vers Nicolas.
— Je suis désolé de ce que nous venons d'apprendre, dit-il. Ainsi, nous voilà à pied d'œuvre. La véritable enquête commence et je crois que nous devrions courir interroger nos deux oiseaux des Îles. Qu'en pensez-vous ? Les domestiques de Mme de Lastérieux s'affirment comme nos premiers suspects. Cet embrouillamini de graines empoisonnées pourrait bien être de leur ressort. Les connaissez-vous bien ?
— Assez, oui. Voici une année que je les croise rue de Verneuil. Ils m'ont toujours bien servi. Ils ont l'usage du français et donnaient l'impression d'être dociles et discrets.
— Mme de Lastérieux les traitait bien ?
L'instant d'hésitation de Nicolas n'échappa nullement à la sagacité de Bourdeau.
— Sans doute... Encore que, Julie pouvait agir avec dureté, s'étant rapidement laissé gagner, lors de son séjour en Guadeloupe, aux errements 14 des créoles qui traitent leurs esclaves, en bien ou en mal, comme des meubles. J'ai parfois cru comprendre, à quelques plaintes échappées, que ses deux serviteurs espéraient un affranchissement qu'elle leur refusait avec obstination. Elle était très à l'aise, mais n'aurait pas toléré d'être abandonnée par des domestiques qu'elle tenait dans sa main et qu'il lui suffisait de nourrir et de vêtir.
— Leur affranchissement leur aurait-il apporté une amélioration ?
— C'était pour eux l'espérance de revoir leur pays. Affranchis, ils ne pouvaient rester en France, selon les termes de la loi. On les eût renvoyé prendre un passage au Havre. Il faudra que je relise la législation pour vous en reparler. Ainsi, par exemple, notre chère Awa, qui nous prépare de si savoureux soupers, a été affranchie par Semacgus bien avant l'ordonnance de 1762, ce qui l'autorise à résider chez lui, à la Croix-Nivert.
— Elle ne voudrait pas pour un empire abandonner notre ami et préférerait retourner en servage pour demeurer ici, sourit Bourdeau. Sont-ils âgés ?
— Difficile à dire, répondit Nicolas. Ces naturels font jeune très longtemps, puis vieillissent d'un coup. Casimir ne doit pas avoir plus de vingt-cinq ans et Julia, une vingtaine d'années.
— Sont-ils mariés ? Le permet-on ?
— Ils le peuvent, étant bons chrétiens, mais je ne jurerais pas qu'ils soient passés devant le curé.
— Les croyez-vous capables d'un crime capital aussi atroce ?
Cette fois, Nicolas n'hésita pas.
— Je ne conçois pas comment ces deux-là auraient pu imaginer ou même caresser l'idée d'un projet aussi insensé pour se débarrasser de leur maîtresse. Le moyen retenu, ces graines mystérieuses venues d'outre-mer, les dénonçait
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