L'affaire Nicolas le Floch
tout de suite. J'ajoute que Mme de Lastérieux était la marraine de Julia, récemment baptisée, et que ce lien, aux yeux de ces gens, aggraverait encore l'atrocité du crime.
— Revenez sur terre, Nicolas. Vous ne paraissez pas conscient de la gravité de la situation. Je ne peux pas vous dissimuler que votre position deviendrait bien malaisée aux yeux d'un magistrat qui se saisirait de cette affaire si nos deux lascars étaient innocents. Alors, oui, vous feriez un coupable idéal. On ne s'interrogerait guère sur votre culpabilité. On dirait : voici un amant trompé et éconduit qui, animé par la jalousie, s'est porté aux pires extrémités. En outre, on ferait observer que vous connaissiez les habitudes de la maison et que vous étiez à même d'en compromettre les serviteurs en faisant porter les soupçons sur eux. N'irait-on pas jusqu'à insinuer que vous profitiez de la fortune de Mme de Lastérieux...
— Arrêtez, Pierre. Vous m'accablez comme un procureur. Je ne suis pas encore sur la sellette d'infamie.
— Ce que je veux dire, Nicolas, c'est qu'il faut nous préparer au pire. Savez-vous si Julie avait fait un testament ?
— Elle était encore bien jeune pour y songer, encore qu'il me semble l'avoir entendue évoquer la chose devant moi, car, disait-elle, n'ayant plus que des cousins éloignés, il était souhaitable de mettre ses affaires en ordre au profit de fondations charitables. La mort subite de son mari l'incitait à cette démarche.
— Connaissez-vous le nom de son notaire ?
— Il ne doit pas être difficile à retrouver. L'étude la plus proche de son logis faisait l'affaire pour quelqu'un d'étranger à cette ville, comme elle.
— Si nous la retrouvons, la consultation du notaire sera nécessaire. Vous savez d'expérience ce que la manifestation des dernières volontés peut parfois contenir d'informations utiles. Mais le plus urgent est d'interroger les domestiques et les invités du souper de Mme de Lastérieux. La liste peut-elle en être dressée ?
— Le nombre, sans difficulté. Les qualités et identités seront plus malaisées à rassembler. En fin d'après-midi, lorsque je suis passé pour la première fois rue de Verneuil, se trouvaient réunis là, outre Julie et les deux serviteurs, M. Balbastre, organiste de Notre-Dame, un musicien qui jouait du clavecin et quatre jeunes hommes engagés dans une partie de cartes. Voyez que mes lumières sont bien incertaines.
— M. Balbastre, dit Bourdeau, pourra, peut-être, nous en dire plus. Dressons notre plan de campagne. D'abord, interroger Julia et Casimir au bureau de police de la rue du Bac, chez le commissaire Monnaye. L'avez-vous déjà rencontré ? Il m'a toujours paru un homme acide.
— C'est peu dire. On m'a rapporté des propos peu aimables tenus sur mon compte et d'âcres censures en prose et en vers au sujet de M. de Sartine, qui, placées sous ses yeux, lui auraient dérangé la perruque.
— Ne perdons pas notre temps. Rajustez votre ventre postiche, il pendouille sur la droite, cela vous donne un air de guingois du plus mauvais et intrigant effet !
La porte du bureau de permanence s'ouvrit brutalement et le lieutenant général de police apparut.
— J'ignore si ma perruque risque un dérangement, jeta-t-il. Mais je me permets de penser que la position du commissaire Le Floch, supposé – notez-le bien, messieurs – se remettre de ses émotions dans une retraite ouatée au sein du palais de nos rois, me paraît, à moi, de guingois, pour ne pas dire compromise.
Il se campa devant Nicolas.
— Non mais, voyez cette mise ! Ah, la belle figure que voilà ! Défroque qui siérait à merveille pour monter sur les planches. On s'y laisserait prendre. Il vous faut, mon cher, arpenter le boulevard ou vous exposer chez Ramponneau 15 . Vous serez lancé le jour même !
Soudain, son visage se crispa, il saisit un tabouret pour s'y asseoir et se mit à hoqueter de rire pendant un long moment sous les regards inquiets de Nicolas et ceux, impavides, de l'inspecteur Bourdeau.
IV
TURPITUDES
L'expérience commençait à nous tenir lieu d'âge, elle fit sur nous le même effet que les années.
Abbé Prévost
Jamais, au grand jamais, songeait Nicolas, M. de Sartine ne s'était lâché à ce point devant ses proches. Il fallait vraiment que l'objet de son hilarité en valût la peine. Dès qu'il reposait la vue sur le visage effaré de Nicolas et sur le ridicule de sa tenue, son rire
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