L'affaire Nicolas le Floch
preuve, surtout devant certains de nos magistrats.
Nicolas déplia la lettre. Ce qu'il découvrit le remplit d'effroi et de fureur.
Le 7 janvier 1774
Monsieur,
Je me dois à moi-même et à l'idée que je me fais de la droiture morale ainsi qu'à la bienveillance que vous m'avez toujours manifestée de vous signaler les faits suivants. Je viens d'apprendre la mort de Mme Julie de Lastérieux, amie bien proche et claveciniste distinguée, dans des conditions que je n'ose qualifier.
Pourtant, la rumeur publique rapporte qu'elle aurait été empoisonnée. Il se trouve qu'hier soir j'étais convié chez elle à souper avec des amis. Votre commis, M. Le Floch, apparu en fin d'après-midi, a violemment pris à partie notre hôtesse. Il m'a bousculé et s'est enfui comme un fou à la surprise générale. Deux ou trois heures plus tard, alors que nous soupions, j'ai appris qu'il avait reparu et s'était introduit secrètement dans l'office. Là, on l'aurait surpris, mais je serais au désespoir d'accuser quiconque, trafiquant à on ne sait quelle tâche mystérieuse près des plats.
Quel que soit l'attachement que je lui porte et trop conscient à mon âge des égarements auxquels conduisent les passions humaines, je tenais, Monseigneur, à remplir mon devoir et demeure à votre disposition en vous assurant d'être plus que jamais votre très obéissant et déférent serviteur.
Balbastre
— J'ai rarement lu quelque chose de plus ignominieux et de plus hypocritement ménagé, s'écria Nicolas. J'ai toujours su, sans m'en expliquer le pourquoi, que cet homme m'en voulait, et cela, depuis notre première rencontre. Commis ! Il m'a toujours lancé ce terme qui n'est injurieux que dans sa bouche. Et, ce « secrètement »... et cette « tâche mystérieuse... »
Nicolas agitait la lettre.
— Ah ! le jean-foutre.
— Calmez-vous, dit Sartine. Il est vrai que cette lettre est assez écœurante. Mais comprenez bien qu'elle contient tous les éléments pour condamner un suspect devant une cour. Imaginez un moment que vous m'ayez dissimulé votre incursion dans l'office. Quelles conclusions aurais-je dû tirer de cette omission ? Il faudra à coup sûr élucider les raisons qui nourrissent une haine aussi rancie. Elle est trop établie pour ne pas dissimuler autre chose. L'organiste de Notre-Dame vous hait.
— Qu'allons-nous faire ? demanda Bourdeau.
— Ne pas perdre de temps. Il faut interroger les domestiques. Je les ai fait extraire du poste de la rue du Bac. Ils sont ici, sous bonne garde, dans mon bureau. Nicolas, conservez pour le moment votre déguisement. Rabouine, qui n'est jamais allé plus loin que le jardin de l'Infante, a déposé vos habits dans le cagibi du Père Marie, où vous pourrez ensuite vous changer et abandonner enfin ce ridicule accoutrement. J'entends procéder à l'interrogatoire moi-même.
— Monsieur, encore une chose, fit Nicolas. Je ne comprends pas l'intérêt que vous portez à rentrer dans le détail de cette affaire. Je n'ose penser que mon implication constitue à elle seule l'explication de ce souci.
Sartine hocha la tête avec satisfaction.
— Il semble que la raison revienne peu à peu dans cette tête folle. Je vais donc vous répondre avec la plus grande ouverture et vous apprendre une nouvelle qui, je le crains, vous surprendra. Que saviez-vous de Julie de Lastérieux ?
Nicolas ouvrit la bouche, mais Sartine ne le laissa pas répondre.
— Rien, monsieur, rien ! Vous ignoriez tout d'elle et ne receviez, béat, que ce qu'elle voulait bien vous laisser connaître. Ainsi, par exemple, son mari n'est pas mort subitement abattu par les fièvres des Îles. Poursuivi pour un trafic d'écritures et détournement des deniers du roi, il s'est donné la mort afin d'échapper à la justice. Sa fortune a été saisie et ses biens vendus. Pourtant, une partie importante de ceux-ci a été abandonnée à la veuve pour des raisons que vous allez comprendre. Vous la rencontriez trois ou quatre fois par semaine, quelquefois moins. Que pouvez-vous dire de son activité en dehors de ces soirées ? Peu de chose.
— Cependant...
— Il n'y a pas de cependant. Je sais tout sur elle et vous ne savez rien. Monsieur le commissaire, imaginez une femme ayant son entrée dans les meilleures maisons de Paris, qui reçoit chez elle, plusieurs fois par semaine, des courtisans, des gens de lettres, des gens du monde et de ces désœuvrés que l'on croise partout et qui se
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