L'affaire Nicolas le Floch
dans votre pays. Aussi bien...
— Allons, monsieur le marquis, vous avez la flamme de la jeunesse ; il vous reste à acquérir le flegme qui est ici la qualité première. Je vous prie de vous asseoir.
Nicolas feignit de le faire, avec mauvaise grâce.
— Le gouvernement de sa gracieuse majesté, reprit lord Aschbury, ne souhaite pas faire de cette histoire un casus belli . Nous passerons sur les droits inviolables, sur la liberté de notre presse et sur l'indépendance de nos juridictions. Dans deux jours, à six heures du matin, vous pourrez récupérer vos bougres et embarquer avec eux sur le vaisseau qui les conduisit chez nous. Voilà. Monsieur, je vous salue ; nous ne nous reverrons sans doute jamais.
Lord Aschbury souriait d'un air contraint en flattant d'une main sa couronne de cheveux blancs. Nicolas n'était pas convaincu d'avoir emporté le morceau par lui-même. Les arguments avancés ne venaient que conforter l'idée qui prévalait chez les Anglais que cette histoire médiocre risquait de déclencher une crise d'autant plus grave qu'elle toucherait l'honneur des deux nations et que son écho éclabousserait le trône de France, rendant par là même toute solution impossible. Le jeu n'en valait pas la chandelle. Peut-être Londres avait-il espéré obtenir quelque chose en échange ? Si succès il y avait, c'est dans cette direction qu'il fallait le chercher. L'Anglais se leva.
— Monsieur le marquis, monsieur le commissaire, monsieur le ministre plénipotentiaire, vous êtes aussi divers et multiple que votre chevalière. Je vous laisse.
Sur cette dernière pointe et sans tendre la main à Nicolas, il fit quelques pas, s'arrêta et se retourna en faisant virevolter son face-à-main.
— Surtout ne vous éternisez pas à Londres. Mes compatriotes peuvent être vindicatifs et cruels. Je crois savoir que votre tête est mise à prix par des commanditaires inconnus. God save the commissionner . Adieu.
Lord Aschbury quitta le salon à petits pas. La porte s'était ouverte à son approche. Il eut une sorte de haut-le-cœur à constater que Mme Williams avait sans doute écouté tout leur entretien. Nicolas se dit que sa candeur et son inexpérience étaient grandes devant ce monde nouveau pour lui. Quelle invraisemblable situation que cette Anglaise au service d'un espion français connu comme tel, qui, lui-même, faisait partie commune avec les hommes du secret anglais. Comment se débrouillait-elle d'un tel imbroglio, et sur quelle base Éon fondait-il la confiance qu'il semblait lui accorder ? Nicolas ajouta un constat à cette réflexion : chacun semblait au fait des menaces le concernant, ses amis comme ses ennemis. L'adversaire n'était nulle part, mais pour Nicolas le péril était partout et surgirait un jour là où il l'attendrait le moins.
Un rosbif accompagné de son pudding et arrosé d'un vin de Bordeaux de bonne qualité dissipa ces pensées sinistres. À la fin de son souper, il fut étonné de voir arriver un flacon poussiéreux posé avec précaution sur la table. Le valet annonça un vin précieux venu du Portugal, appelé Porto, communément servi pour conclure les repas et, cela, exclusivement pour les hommes. La liqueur, comme décantée, miroitait de reflets amarante ou ambrés au gré du scintillement des chandelles. Humer ce nectar se révéla un plaisir rare, le boire fut un enchantement ; sa douceur veloutée s'épanouissait en force et chaleur et irriguait toute la poitrine. Des noix et des carrés de fromage sec relevaient ce breuvage somptueux. Sans résister à son plaisir, il vida la bouteille, remettant au lendemain de démêler l'écheveau des hypothèses qui se mélangeaient dans son esprit.
Lundi 17 janvier 1774
Tiré du sommeil dès l'aurore, Nicolas ne put paresser dans la douce chaleur de l'alcôve. L'odeur appétissante de roties l'éveilla tout à fait. Il retrouva le sempiternel pot de thé. Mme Williams attendit un temps raisonnable qu'il ait achevé sa toilette pour surgir. Son impatience était grande de lui annoncer qu'un fiacre le mènerait en ville, en un lieu non précisé, et que rien ne devrait l'étonner dans les précautions observées au cours de cette expédition destinée à lui faire rencontrer « qui il savait ». Le cocher chargé de le conduire lui expliquerait les manœuvres requises. Qu'il soit convaincu que le tout visait à préserver la discrétion de sa démarche.
Il trouva en effet un fiacre devant la porte, qui
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