L'affaire Nicolas le Floch
s'appuya à la muraille. Le sang reflua de son visage à un point tel que la Présidente s'en aperçut.
— Voilà ! C'est bien moi, ça ! Toujours trop bavarde. Te voilà si pâle. Qu'ai-je dit ? Pardi, tu ne le savais pas ! Vieille bête, je me battrais... Elle m'avait pourtant craché de me taire. Je filais en Angleterre, elle pensait pas me revoir jamais.
Nicolas s'éloigna en hâte, la plantant là. Il marchait comme un insensé, réfléchissant fiévreusement. Lorsque la Satin lui avait annoncé la naissance d'un enfant en 1761, il l'avait interrogée, anxieux de savoir si le petit était de lui ; il s'en souvenait très bien. Sa réponse résonnait encore dans son oreille : « Elle avait fait ses comptes et il y avait longtemps qu'elle ne le voyait plus. » Il l'avait crue sur parole. Sa gêne évidente, il l'avait portée au crédit de la pudeur et de la honte. Il se traita d'imbécile. Un instant après, il se persuadait que cela ne pouvait être, que la Présidente élucubrait, à partir de ragots de maisons galantes. De retour à Paris, il éclaircirait ce nouveau mystère. Il s'efforça de n'y plus penser.
Il observait Londres dont la saleté rivalisait avec celle de Paris, en dépit du travail continuel d'énormes tombereaux chargés d'enlever les boues. La fumée mêlée à un brouillard perpétuel voilait le soleil. L'usage du charbon de terre causait cette oppression ; il constituait l'unique combustible dans les cuisines et les appartements. Nicolas finit par prendre un fiacre qui le ramena sans encombre à Berckeley Square, où Mme Williams soupira, rassurée de le voir reparaître. Un pli scellé, sans arme ni signature, lui indiquait, d'une haute écriture penchée, qu'en raison de la marée l'évacuation de ses protégés aurait lieu le soir même. Nicolas devait se trouver au poste de police de Bow Street à dix-sept heures précises. Lui et les Français arrêtés seraient aussitôt conduits à l' Embankment , d'où une chaloupe les mènerait à bord de leur vaisseau. Nicolas remonta préparer son portemanteau, distribua quelques guinées au valet ébloui. Mme Williams minauda pour finir par les accepter. Le commissaire l'avait conquise et, peu à peu, son aspect revêche s'effaçait. Elle offrit à Nicolas un gâteau aux raisins secs et aux épices des Indes dont le parfum de cuisson embaumait encore la maison. Ils se séparèrent bons amis.
L'accueil des autorités anglaises révéla leur irritation. Un magistrat au regard fuyant expliqua comment il entendait procéder. La voiture de police approcherait le perron du poste pour embarquer les Français et éviter autant que possible tout mouvement de foule hostile. Nicolas avait traversé à son arrivée une faune agressive, lie du port et de la rue. Sa vue avait déclenché des injures et des cris, une motte de boue l'avait manqué de peu.
Il découvrit au fond de leurs cellules ses compatriotes hâves, décomposés, les habits en loques et la barbe drue. Le capitaine Béranger tremblait et Nicolas jugea aussitôt qu'il ne pouvait être l'homme d'une mission aussi délicate. Les informations de Sartine l'avaient d'ailleurs prévenu contre cet officier aventurier, fanfaron de vices , risquant tout parce qu'il n'avait rien à perdre, connu dans les tripots pour tenir de fallacieuses banques au pharaon 35 et prêt à tout pour une forte somme. L'un des exempts paraissait délirer, allongé sur le sol. Un autre se mit à pleurer et tous s'accrochèrent à ses genoux en le suppliant de les sauver.
L'extraction du commissariat fut tumultueuse. Une pluie de projectiles crépitait contre la voiture. La haine de la populace contre les Français s'exprimait sans mesure et Nicolas songea que cela augurait mal l'avenir des relations futures entre les deux royaumes. Il renonça à récupérer son propre fiacre et se tassa avec les prisonniers, inquiet de perdre son bagage. Arrivé sur le quai, il remercia la présence d'esprit des serviteurs d'Éon : le cocher les avait précédés et lui tendit en souriant son portemanteau. Il refusa une guinée, mais secoua avec franchise la main de Nicolas. Pourquoi cet Anglais-là, si désintéressé, lui manifestait-il une telle sympathie ? Il n'eut pas le temps de démêler la chose et sauta dans la chaloupe.
Le patron du bateau – une grosse embarcation de pêche – fit aussitôt appareiller, craignant de manquer la marée. Un vent favorable les ramena à Calais. Tout au long de la
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