L'affaire Nicolas le Floch
recevoir chez lui. Trop voyant. J'organise autre chose en terrain neutre.
Il regarda Nicolas avec un demi-sourire et une sorte de pitié amicale.
— Prenez soin de vous, la crainte est parfois bonne conseillère et il serait dangereux de n'en point éprouver. Nous ne sommes pas si nombreux à lutter pour aider Sa Majesté, le meilleur des rois, mon illustre et secret protecteur...
Nicolas regardait avec surprise l'émotion visible de cet étrange personnage.
— Ah ! dit Éon. J'oubliais... Notre ambassade traite une affaire dont je m'occupe en parallèle. Je crains qu'elle ne la fasse échouer. Vous verrez le roi de retour de Londres. Dites-lui bien, de ma part, que M. Flint, qui a voyagé en Chine en 1736 et a parcouru la grande muraille en 1759, sans cependant pouvoir entrer dans Pékin, et qui demeura emprisonné plusieurs années par les Chinois, continue à hésiter devant nos propositions. Il m'a indiqué que, depuis son débarquement, on n'a jamais entendu parler du bâtiment anglais de cent tonneaux et de douze hommes d'équipage sur lequel il naviguait pour cette expédition.
— Je n'y manquerai pas, répondit Nicolas sans comprendre de quoi il s'agissait.
— Ce n'est pas tout, reprit Éon. Selon mes conclusions, les observations que les Anglais avaient pu recueillir, si essentielles à nos intérêts, sur ces côtes ont été perdues, à l'exception de ce qui peut se retrouver dans la tête du sieur Flint, lequel prétend avoir étudié ces parages et ces mers avant même que d'embarquer sur le bâtiment en question.
— Mais quel est l'objet de votre négociation ? demanda Nicolas. Excusez-moi de vous presser.
— Nous devons compenser les inconvénients, pour lui ou sa famille, de traiter avec nous, ou le dédommager d'un exil s'il n'était pas possible de l'éviter. Les Lords de l'Amirauté le tiennent à l'œil. La dernière fois que je l'ai rencontré, je lui ai fait valoir qu'il convenait à un grand prince et à un gouvernement comme le nôtre de rechercher tous les genres d'hommes qui ont des lumières, des talents ou des connaissances rares. Je lui ai rappelé, pour le convaincre, le temps de Colbert, où les récompenses allaient chercher le mérite dans quelque nation qu'il se trouvât. Voyez, mon cher, cela est peut-être plus important pour le renom du roi dans l'avenir que toutes les moranderies du monde. Marquis, je vous salue et vous réitère mon souci. Prenez garde à vous.
— Mademoiselle, dit Nicolas, je vous sais gré de votre sollicitude ; le proche passé plaide pour que je retienne vos recommandations.
La chevalière lui tendit une main que le commissaire éprouva ferme et sincère et, dans un grand ramassis de tissus, elle sortit à grands pas pressés.
Le sentiment de Nicolas sur Éon avait peu à peu évolué au gré de la conversation. La manière dont celui-ci parlait du roi ne pouvait que l'émouvoir, de même que son souci des succès du royaume. Restait ce qu'il connaissait, cette espèce de chantage qu'Éon soutenait contre son maître en détenant des documents qui lui servaient de sauvegarde. Mais le commissaire se sentait bien placé, dans sa situation actuelle, pour comprendre les moyens extrêmes que le destin pouvait conduire à utiliser dans des circonstances difficiles et particulières. Tout de même, le fléau de la balance pesait en faveur du chevalier – ou de la chevalière –, hypothèse que Nicolas n'aurait guère retenue. Quant au fond des propos d'Éon, ils ne faisaient que lui confirmer la complexité d'une affaire où les intérêts de l'État et de troubles menées se mêlaient pour mieux se combattre.
Il entendait se méfier aussi de l'interlocuteur anglais dont la mauvaise foi s'était déjà manifestée par le guet-apens par lequel s'était achevée l'équipée du capitaine Béranger. Quant à Morande, les perspectives s'obscurcissaient. Qu'obtiendrait-il de ce personnage vicié, si la description faite par Éon correspondait à la réalité ? Qu'attendre d'une telle immoralité ? Par quels leviers pouvait-on espérer le mouvoir dans le sens souhaité par le roi ? La séduction et la menace devraient-elles alterner pour détruire des défenses fondées sur le mensonge et la calomnie ?
Pour finir, Nicolas se remémora en frémissant les avertissements répétés de son visiteur. Ils étaient aussi ambigus que celui, ou celle, qui les énonçait. Qu'il fût menacé, il n'en avait jamais douté ; la question se
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