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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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risquait d'échouer.
    – Je vous comprends mal, camarade Roublev. Vous savez, je pense, ce que le parti attend de vous ?
    La prison le marquait moins qu'un autre, puisqu'il portait la barbe auparavant. Il ne paraissait pas déprimé, quoique fatigué : le cerne des yeux. Une tête de saint vigoureux au grand nez osseux, telle qu'on en voit sur certaines icônes de l'école de Novgorod. Zvéréva cherchait à le déchiffrer. Il parlait calmement :
    – Le parti… Je sais à peu près ce que l'on attend de moi… Mais quel parti ? Ce que l'on appelle le parti a tellement changé… Vous ne pouvez certainement pas me comprendre…
    – Et pourquoi, camarade Roublev, croyez-vous que je ne puisse pas vous comprendre ? Au contraire, je…
    – N'en dites pas plus, coupa Roublev, vous avez sur les lèvres une phrase officielle qui ne signifie plus rien… Je veux dire que nous appartenons probablement, vous et moi, à des espèces humaines différentes. Je le dis sans animosité aucune, je vous assure.
    Ce qu'il pouvait y avoir d'offensant dans le propos s'atténuait par le ton objectif et le regard poli.
    – Puis-je vous demander, camarade Roublev, ce que vous écrivez, à qui et à quelle fin ?
    Roublev hochait la tête en souriant, comme si une étudiante lui eût posé une question intentionnellement embarrassante.
    – Camarade juge d'instruction, je songe à écrire une étude sur le mouvement des briseurs de machines en Angleterre au début du XIXe siècle… Ne vous récriez pas, j'y songe sérieusement.
    Il attendit l'effet de sa plaisanterie. Zvéréva l'observait aussi, aimable. De petits yeux sagaces.
    – J'écris pour l'avenir. Un jour les archives s'ouvriront. On y trouvera peut-être mon mémoire. Le travail des historiens qui étudieront notre temps en sera facilité. J'estime que c'est beaucoup plus important que ce que vous êtes probablement chargée de me demander… Maintenant, citoyenne, permettez-moi à mon tour une question : de quoi, exactement, suis-je inculpé ?
    – Vous le saurez bientôt. Êtes-vous satisfait du régime ? La nourriture ?
    – Passable. Pas assez de sucre, parfois dans la compote. Mais beaucoup de prolétaires soviétiques, qui ne sont inculpés de rien, sont moins bien nourris que vous et moi, citoyenne.
    Zvéréva dit sèchement :
    – L'interrogatoire est terminé.
    Roublev revint à sa cellule d'excellente humeur. « J'ai chassé cette vilaine chatte, Dora. S'il fallait encore s'expliquer avec ces êtres-là… Qu'ils m'envoient quelqu'un de mieux ou qu'ils me fusillent sans explications… » Le champ de coquelicots se laissa entrevoir sur des pentes lointaines, à travers un voile de pluie. « Ma pauvre Dora… Ne suis-je pas en train de jeter bas tout leur échafaudage ? » Dora serait contente. Elle dirait : « Je suis sûre de ne pas te survivre, longtemps, Kiril. Va de l'avant. »
    Roublev ne se retournait pas toujours quand s'ouvrait la porte. Cette fois-ci, la porte distinctement refermée, il eût la sensation d'une présence derrière lui. Il continua d'écrire pour n'être pas le jouet de ses nerfs.
    – Bonjour, Roublev, dit une voix traînante.
    C'était Popov. Casquette grise, vieux pardessus, serviette informe sous le bras, tel que toujours (ils ne se voyaient plus depuis des années).
    – Bonjour Popov, asseyez-vous.
    Roublev lui céda la chaise, ferma le cahier qui était sur la table et lui-même s'allongea sur le lit. Popov examinait la cellule, nue, jaune, étouffante, entourée de silence. Ça lui était visiblement désagréable.
    – Allons, bon, dit Roublev, enfermé, toi aussi ! Sois le bienvenu, vieux frère, tu l'as bien mérité.
    Il riait tout bas, de bon cœur. Popov jeta sa casquette sur la table, laissa tomber son pardessus, crachota dans son mouchoir gris.
    – Mal aux dents. Le diable soit de… Mais vous vous trompez, Roublev, je ne suis pas encore arrêté…
    Roublev jeta ses deux longues jambes en l'air, en une cabriole de jubilation. Et se parlant à lui-même dans un fou rire :
    – Il a dit pas encore, ce vieux Popov ! Pas encore ! Freud donnerait trois roubles sans discussion pour ce lapsus linguae… Sérieusement, Popov, vous vous êtes bien entendu dire pas encore ? Pas encore !
    – J'ai dit pas encore, bredouilla Popov, pas encore quoi ? Qu'est-ce que ça peut faire ? Qu'est-ce que vous avez à… vous accrocher ainsi aux mots ? Qu'est-ce que je ne suis pas encore ?
    – … arrêté, arrêté, arrêté, pas encore arrêté

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