L'affaire Toulaév
à cette heure se rendre compte). Le gardien fixait sur son prisonnier un regard anonyme. Homme tenaille, homme revolver, homme consigne, homme pouvoir – et Makéev était au pouvoir de ces hommes-là, il appartenait désormais à l'autre race… Il s'entrevit cheminant sous bois, dans le clair de lune jaune déchiqueté par les branchages, et des fusils abaissés le suivaient… Cet homme-ci attendait Makéev au tournant du sentier, habillé de cuir, les mains dans les poches ; et, quand Makéev ne serait plus, cet homme-ci rentrerait chez lui, calmement, pour se coucher dans un grand lit chaud, auprès d'une femme endormie aux seins brûlants… Cet homme-ci ou un autre, mais avec ce regard anonyme, viendrait chercher Makéev, peut-être dès la nuit prochaine…
Une sombre image remonta encore de l'oubli. On projetait au club du parti un nouveau film à la gloire de l'aviation soviétique, Aérograd. Dans la forêt sibérienne, en Extrême-Orient, des paysans barbus, qui étaient d'anciens partisans rouges, tenaient tête aux agents japonais… Il y avait deux vieux trappeurs pareils à des frères, et l'un des deux apprenait que l'autre trahissait : face à face sous les grands arbres sévères, dans la taïga murmurante, le patriote désarmait le traître : « Marche devant ! » L'autre marchait, penché vers la terre, se sentant condamné. Tour à tour paraissaient sur l'écran les deux têtes presque identiques, celle d'un vieil homme barbu, saisi par l'épouvante, et celle du camarade, pareil à lui, qui le jugeait, qui lui criait : « Prépare-toi ! Au nom du peuple soviétique… » – qui levait sa carabine… Autour d'eux, la forêt maternelle, sans issue. Gros plan : la face énorme du condamné hurlait longuement à la mort… Elle sombra dans le fracas bienfaisant d'une détonation. Makéev donna le signal des applaudissements… L'ascenseur s'arrêtait, Makéev eût voulu hurler à la mort. Il marcha pourtant assez droit. Dans sa cellule se fit apporter une feuille de papier. Écrivit :
« Je cesse toute résistance devant le parti. Je suis prêt à signer une confession complète et sincère… »
Signa : Makéev. La majuscule était encore forte, les autres lettres paraissaient broyées.
Kiril Roublev refusa de répondre aux interrogatoires. (« S'ils ont besoin de moi, ils céderont. S'ils n'entendent que se débarrasser de moi, j'abrège les formalités… ») Un haut fonctionnaire vint s'enquérir de ses exigences.
– Je ne veux pas être traité plus mal dans une prison socialiste qu'au bagne de l'ancien régime… Après tout, citoyen, je suis un des fondateurs de l'État soviétique. (Ce disant, il pensait : « J'ironise malgré moi… L'humour intégral… ») Je veux des livres et du papier…
Il obtint des ouvrages de la bibliothèque de la prison et des cahiers dont les pages étaient numérotées…
– Maintenant, laissez-moi tranquille pendant trois semaines…
Ce temps lui était nécessaire pour mettre sa pensée au clair. On se sent singulièrement libre lorsque tout est perdu, on peut enfin penser d'une façon rigoureusement objective – dans la mesure où l'on surmonte la peur qui est dans l'être une puissance primordiale comparable à l'instinct sexuel… À peu près insurmontables, cet instinct et cette puissance ; question de dressage intérieur. Plus rien à perdre. Quelques mouvements de gymnastique le matin : nu, dégingandé, le profil aigu, il se plaisait à répéter le mouvement souple du faucheur dans les blés : le torse et les deux bras lancés en avant avec une vigueur oblique. Ensuite, il marchait un peu, réfléchissant ; se mettait à écrire. S'interrompait pour méditer sur un autre thème : de la mort, du seul point de vue rationnel, celui des sciences naturelles : un champ de coquelicots. La pensée de Dora le tourmentait souvent, plus qu'il n'eût fallu. « Nous étions prêts depuis si longtemps, Dora… » Toute sa vie durant, toute leur vie, leur vraie vie, dix-sept ans, depuis les durs enthousiasmes de la révolution, Dora avait été forte, sous une douceur désarmée, scrupuleuse et pleine de doutes. Telles certaines plantes frêles qui sous le dessin délicat de leurs feuilles portent une si résistante vitalité qu'elles survivent aux orages et qu'à les voir on devine l'existence d'une vraie force admirable tout à fait différente de ce mélange d'ardeur immédiate et de brutalité qu'on appelle de coutume la force. Kiril parlait à
Weitere Kostenlose Bücher