L'affaire Toulaév
écrivez ici… que le diable emporte… emporte ce que vous écrivez, Roublev… Mmmm… et toute cette mesquinerie de votre lutte contre le parti… Le genou et la mâchoire à la fois…
– Quelle mâchoire ?
– Supérieure… Douleur ici, douleur là… Roublev, le parti vous demande… le parti vous ordonne… ce n'est pas moi le parti.
– Me demande quoi ? M'ordonne quoi ?
– Vous le savez aussi bien que moi… Pas à moi d'entrer dans les détails… Vous vous entendrez avec les juges d'instruction… ils connaissent le scénario… payés pour ça… Mmm… y en a même qui y croient, les jeunes, les imbéciles… mmm… les jeunes imbéciles les plus utiles… Je plains les accusés qui tombent entre leurs pattes… Mmmm… Vous résistez encore ?… On vous mettra devant une salle bondée de gens, tous les diplomates, les espions officiels, les correspondants étrangers, ceux que nous payons, ceux qui touchent de deux côtés ou de trois, une racaille, tous friands de ça, on vous mettra là devant un micro – et vous direz, par exemple, que c'est vous le responsable moral de l'assassinat du camarade Toulaév… Ça ou autre chose… mmm… je ne sais pas, moi. Vous le direz parce que le procureur Ratchevsky vous le fera dire mot à mot et pas une fois, dix fois… Mmm… Il est patient, Ratchevsky, comme un mulet… un ignoble mulet… Vous direz ce que l'on voudra vous faire dire parce que vous connaissez la situation… mmmm… parce que vous n'avez pas le choix : obéir ou trahir… Ou nous vous mettrons en demeure, devant ce même micro, de déshonorer le Tribunal suprême, le parti, le chef, l'U.R.S.S. – tout à la fois, pour proclamer… le diable m'emporte… le genou… pour proclamer ce que vous appelez votre innocence… et elle sera jolie, votre innocence à ce moment-là…
Roublev allait et venait en silence dans la cellule devenue obscure. Cette voix qui, par instants, se dégageait du bredouillement et, par instants, y sombrait, faisait pleuvoir sur lui de petites paroles boueuses ; il ne les entendait pas toutes, mais il avait la sensation de marcher sur des crachats ; et il continuait à pleuvoir des petits crachats gris, et il n'y avait rien à répondre ou ce qui était à répondre ne pouvait servir à rien… « Et c'est à la veille de la guerre, dans ce danger, que vous avez détruit les cadres du pays, décapité l'armée, le parti, l'industrie, vous, mille fois imbéciles et criminels… » S'il le lui criait, Popov répondrait : « Mon genou… mmm… vous avez peut-être raison, mais à quoi vous sert-il d'avoir raison ? C'est nous le pouvoir et nous n'y pouvons rien nous-mêmes. On vous demande votre propre tête à présent et ce que vous me dites, vous n'allez pas le dire devant la bourgeoisie internationale, n'est-ce pas ? Même pour venger votre chère petite tête qui sera bientôt fendue comme une noix… Mmmm… » Odieux personnage, mais comment sortir de ce cercle infernal, comment ?
Popov, les mains jointes sur la poitrine, habillé d'une vieille vareuse et d'un informe pantalon, monologuait avec de courtes pauses. Roublev s'arrêta devant lui comme s'il le voyait pour la première fois. Et il le tutoya, tristement d'abord.
– Popov, mon vieux, tu ressembles à Lénine… C'est saisissant… Ne bouge pas, laisse tes mains comme elles sont… Pas à Illitch vivant, pas du tout… Tu ressembles à sa momie… comme une poupée de chiffons ressemble à une créature… (Il le considérait avec une attention rêveuse, mais tendue.) Tu lui ressembles en gris de pierre moisie, dans le genre cloporte… les bosses de ton front, ta misérable barbichette, pauvre, pauvre vieux…
Il y eut une sincère pitié dans sa voix. Popov le regardait de son côté, avec une attention suraiguë. Roublev lui vit le regard voilé, mais précis : dangereux.
– … pauvre, pauvre salaud que tu es, vieille loque… Cynique et malodorant… Ah !
Roublev, avec une expression de dégoût désespéré, se détourna, repartit vers la porte. La cellule parut trop petite pour lui. Il pensa tout haut :
– Et c'est cette larve de cimetière qui m'apporte le message de la guerre…
Le bredouillement-bafouillement de Popov reprit derrière lui, méchamment peut-être ?
– Illitch disait qu'un torchon trouve toujours son emploi dans le ménage… Mmmm… un torchon un peu sale, naturellement, puisqu'il est dans la nature des torchons d'être un peu sales… J'y consens, moi… Pas
Weitere Kostenlose Bücher