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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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Dora comme si elle avait été présente. Ils se connaissaient si bien, liés par tant de communes pensées, que lorsqu'il écrivait, elle anticipait parfois sur la phrase ou la page prochaine. « J'ai pensé que tu continuerais ainsi, Kiril », disait Dora autrefois, pâle et jolie, le front dégagé par les cheveux couchés des deux côtés de la tête, vers les tempes. « Mais c'est vrai ! s'émerveillait Kiril. Comme tu me devines, petite Dora ! » La joie de cette entente les faisait s'embrasser au-dessus des manuscrits. C'était le temps du froid, du typhus, de la famine, de la terreur, des fronts de guerre, toujours enfoncés, jamais enfoncés tout à fait, le temps de Lénine et de Trotsky, le bon temps. « N'est-ce pas, Dora, que nous eussions eu la chance de mourir ensemble, alors ? » Ces propos s'étaient échangés entre eux quinze ans plus tard, lorsqu'ils se débattaient dans le cauchemar comme des asphyxiés dans la mine. « Nous en avons même manqué l'occasion, tu te souviens, tu avais la typhoïde et les balles, un jour, ont décrit sur le mur un véritable demi-cercle autour de moi… » – « Je délirais, dit Dora, je délirais, je voyais tout, je comprenais tout, j'avais la clef des choses, c'est moi qui, d'un mouvement de la main, écartais les balles autour de ta tête, et du bout des doigts j'effleurais ta chevelure… C'était si réel, cette vision, que je l'ai presque cru, Kiril. J'ai eu ensuite une crise de doute, à quoi étais-je bonne si je ne pouvais pas écarter les balles autour de toi, avais-je le droit de t'aimer plus que la révolution, car je sentais bien que je t'aimais plus que tout au monde, que si tu disparaissais je ne pourrais plus vivre, même pour la révolution… Et tu me grondais quand je te le disais, tu me parlais si bien dans mon délire, c'est alors que je t'ai bien connu pour la première fois… » Kiril mit les deux mains sur les hanches de Dora et la regarda dans les yeux ; ils ne souriaient plus que des yeux, et ils étaient très pâles, très vieillis, très angoissés : « Ai-je beaucoup changé depuis ? », demanda-t-il d'une voix bizarrement jeune. « Tu es étonnamment le même ! », répondit Dora en lui caressant les cheveux. « Étonnamment… Mais moi qui me suis toujours dit que tu dois vivre parce qu'il y aurait quelque chose de moins dans le monde si tu n'étais plus, et que je dois vivre avec toi, je commence à croire que nous avons peut-être manqué cette occasion de mourir, en vérité… Il y a peut-être des époques entières où, pour les hommes d'une certaine nature, ce n'est plus la peine de vivre… » Kiril répondait lentement : « Des époques entières, dis-tu. Tu as raison, mais comme on ne peut pas prévoir, en l'état actuel de nos connaissances, la durée et la succession des époques, et qu'il faut tâcher d'être présent au moment où l'histoire a besoin de nous… » Il eût parlé ainsi à son cours sur le Chartisme et le développement du capitalisme en Angleterre… Maintenant, il se mettait dans l'angle droit de la cellule, tout contre la muraille, de trois quarts, levant vers la fenêtre son profil d'Ivan le Terrible, pour apercevoir un losange de ciel de dix centimètres carrés, et murmurait : « Eh bien, Dora, eh bien, Dora, voilà la fin venue… »
    Son manuscrit progressait. D'une écriture rapide, un peu tremblée au commencement des premiers alinéas de chaque jour, ferme dès la vingtième ligne, sans mots superflus, avec une concision d'économiste, il reprenait l'histoire des quinze dernières années, citait les chiffres des statistiques secrètes (les vraies), analysait les actes du pouvoir. C'était d'une objectivité terrifiante qui ne ménageait rien. Les confuses batailles pour la démocratisation du parti, les premiers débats de l'Académie communiste sur l'industrialisation, les chiffres véritables du déficit de marchandises, de la valeur du rouble, des salaires, la tension croissante des rapports entre les masses rurales, l'industrie débile et l'État, la crise de la N.E.P., les effets de la crise mondiale sur l'économie soviétique enfermée dans ses frontières, la crise de l'or, les solutions imposées par un pouvoir à la fois prévoyant (pour ce qui était des dangers qui le menaçaient directement) et aveuglé par son instinct de conservation, la dégénérescence du parti, la fin de sa vie intellectuelle, la naissance du système autoritaire, les débuts de la collectivisation,

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