L'affaire Toulaév
individualiste… Mmmm… Il est écrit dans la Bible qu'un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort…
S'étant remis debout, Popov rangeait les papiers dans sa serviette et remettait péniblement son pardessus. Les mains dans les poches, Roublev s'abstint de l'aider. Il murmurait pour lui-même :
– Chien vivant ou rat pesteux presque crevé ?
Popov dut passer devant lui pour se faire ouvrir la porte. Ils ne prirent pas congé l'un de l'autre. Avant de franchir le seuil, Popov, d'un geste prompt, se ficha la casquette sur le crâne, la visière en l'air, de guingois. À dix-sept ans, sur le seuil des premières prisons, au temps des premiers enthousiasmes révolutionnaires, il se donnait ainsi, volontiers, l'air un peu voyou. Encadré par la porte métallique, effleurant de la poitrine la double dent carrée du verrou, il se retourna, le regard direct, un regard luisant, encore vigoureux :
– Au revoir, Roublev. Je n'ai pas besoin de votre réponse… Je sais ce que j'avais besoin de savoir… Mmmm… Au fond, nous nous entendons parfaitement. (Il baissa la voix à cause des uniformes qui étaient derrière la porte.) C'est dur, bien sûr… Mmmm… pour moi aussi… Mais… mmm… le parti a confiance en vous…
– Va-t'en à tous les diables !
Popov refit deux pas dans la cellule et sans plus bredouiller, comme si la vilaine brume de sa vie s'écartait de lui, demanda :
– Qu'est-ce que je dois répondre de ta part au Comité central ?
Et Roublev, redressé aussi, dit fermement :
– Que je n'ai vécu toute ma vie durant que pour le parti. Si malade et si dégradé qu'il soit, notre parti. Que je n'ai ni pensée ni conscience en dehors du parti. Que je suis fidèle au parti quel qu'il soit, quoi qu'il fasse. Que si je dois périr, écrasé par mon parti, j'y consens… Mais que j'avertis les gredins qui nous tuent qu'ils tuent le parti…
– Au revoir, camarade Roublev.
La porte se referma, le verrou bien graissé joua doucement dans le pêne. L'obscurité fut à peu près complète. Roublev asséna de grands coups de poing dans cette porte de sépulcre. Des pas feutrés se précipitèrent dans le corridor, le guichet s'ouvrit.
– Qu'est-ce qu'il y a, citoyen ?
Roublev crut tonner, mais en réalité sa voix n'était plus qu'un souffle irrité :
– Donnez-moi de la lumière !
Chut… Tsss… Voici, citoyen…
L'ampoule électrique s'alluma.
Roublev secoua le coussin sur lequel la tête du visiteur avait laissé un creux. « Il est infâme, Dora, il est immonde. On le pousserait avec plaisir dans un précipice, dans un puits, dans une fosse noire, pourvu qu'il s'y engloutisse à jamais, que ni sa casquette ni sa serviette à papiers secrets ne surnagent sur aucune eau… On s'en irait ensuite, l'âme soulagée, l'air de la nuit semblerait plus pur… Dora, Dora… » Mais, Roublev le sentait bien, c'étaient les mains molles de Popov qui le poussaient obliquement, lui, vers la fosse noire… « Dialectique du rapport des forces sociales aux époques de réaction… »
7. LA CÔTE DU NÉANT
Le déporté Ryjik posait à plusieurs bureaux d'insolubles problèmes. Que penser d'un mécanicien sorti indemne de trente locomotives télescopées ? De ses compagnons de lutte, pas un ne survivait. La prison le protégeait providentiellement pendant plus de dix ans, depuis 1928. Des hasards pareils à ceux qui font survivre un soldat d'un bataillon anéanti l'écartaient des grands procès, des instructions secrètes, et même de la « conspiration des prisons » ! Au moment où se situait celle-ci, Ryjik vivait abolument seul sous haute surveillance, dans un kolkhoze du moyen lénisséi ; au moment où procédait l'enquête qui eût dû découvrir en lui un témoin politique des plus dangereux, de ceux que l'on inculpe sur-le-champ en raison de leur solidarité morale avec les coupables, une consigne de secret absolu le couvrait dans un isolateur de la mer Blanche ! Son dossier ne laissait pourtant aucune excuse aux dirigeants des épurations, mais l'énormité même de sa situation le préservait à partir du moment où la prudence conseillait de ne point le remarquer de peur d'engager trop de responsabilités. On finissait par s'habituer à ce cas étrange ; l'obscure conviction naissait chez quelques chefs de service de répression qu'une haute protection occulte s'étendait sur ce vieux trotskyste. On connaissait vaguement des précédents de ce genre.
Le procureur Ratchevsky, le haut-commissaire
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