L'affaire Toulaév
n'en venait de nulle part. Écrire d'ici c'était crier dans le vide, ce qu'il faisait parfois pour entendre sa propre voix : elle le grisait alors d'une si violente tristesse qu'il se mettait à crier des injures à la contre-révolution triomphante : « Gredins ! Buveurs de sang prolétarien ! Thermidoriens ! » La lande rocailleuse lui renvoyait en écho un léger murmure indistinct, mais des oiseaux effarouchés qu'il n'avait pas aperçus s'envolaient tout à coup et leur panique se propageait de proche en proche si bien que le ciel s'animait tout entier – et l'absurde colère de Ryjik fondait, il se mettait à faire des moulinets avec ses bras, il trottait droit devant lui jusqu'au moment où l'essoufflement l'arrêtait, le cœur battant très fort et les yeux humides.
Cinq familles de pêcheurs vieux-croyants d'origine grand-russienne mais plus qu'à demi adaptés aux usages des Ostiaks usaient là un destin sans issue. Les hommes trapus et barbus, les femmes courtaudes avec des visages plats, des dents cariées, de petits yeux vifs sous les paupières épaisses. Ils ne parlaient guère, ne riaient pas, ils sentaient la graisse de poisson, ils travaillaient sans hâte au nettoyage des filets apportés par les grands-parents, du temps d'un empereur Alexandre, au séchage du poisson, à la préparation de fades nourritures pour l'hiver, au tressage de l'osier, au raccommodage des vêtements en vieux drap déteint du siècle passé. Dès la fin de septembre une blancheur morne accablait les horizons plats.
Ryjik partageait l'habitation d'un ménage sans enfants qui ne l'aimait pas parce qu'il ne se signait jamais, affectant de ne pas voir l'icône. Si taciturnes, ces deux êtres au regard éteint qu'un silence de terre inféconde paraissait émaner d'eux ! Ils vivaient dans la fumée d'un poêle délabré, nourri de chétifs branchages. Ryjik occupait un réduit pourvu d'une lucarne exiguë, bouchée aux trois quarts avec des planches et des chiffons parce qu'il n'y subsistait qu'un fragment de verre. La principale richesse de Ryjik était un petit poêle en fonte laissé naguère ici par un autre déporté et dont la cheminée s'ajustait à l'un des angles supérieurs de la lucarne. Ryjik pouvait ainsi se faire un peu de feu à la condition d'aller chercher le bois lui-même dans le taillis, de l'autre côté de la Bezdolnya, l'Abandonnée, à cinq kilomètres en amont… Autre richesse enviée, l'horloge que l'on venait voir quelquefois des maisons voisines. Quand un chasseur Nénétz traversait ces plaines, les gens lui expliquaient qu'un homme vivait là, sur lequel pesait un châtiment, et qu'il possédait une machine à faire le temps, une machine qui chantait toute seule, sans jamais s'arrêter, pour le temps invisible. Le grignotement obstiné de l'horloge dévorait en effet un silence d'éternité. Ryjik l'aimait, ayant vécu près d'une année sans elle, dans le temps pur, pure folie immobile, antérieur à toute création. Ryjik, pour fuir la maison muette, s'en allait à travers la lande. Des roches blanchâtres y crevaient le sol ; l'œil s'accrochait avidement aux rares buissons malingres et durs, d'une teinte de rouille et de vert acide. Ryjik leur criait : « Le temps n'existe pas ! Rien n'existe ! » Sa voix, petit bruit insolite, l'étendue l'absorbait, hors du temps humain, sans même qu'elle effarouchât les oiseaux. Peut-être n'y avait-il pas d'oiseaux hors du temps ? La colonie de déportés d'Iénisséisk réussit à lui envoyer, à l'occasion d'un anniversaire de grande victoire socialiste, des présents parmi lesquels il découvrit un message caché : « À toi qui es exemplairement fidèle, à toi, l'un des derniers survivants de la Vieille Garde, à toi qui n'as vécu que pour la cause du prolétariat international… » La boîte en carton contenait en outre des richesses invraisemblables : cent grammes de thé et cette petite horloge vendue dix roubles dans les coopératives des villes. Qu'elle avançât de près d'une heure sur vingt-quatre quand on oubliait de suspendre le canif au poids qui lui imprimait le mouvement, n'avait en vérité aucune importance. Ryjik et Pakhomov, cependant, ne se lassaient pas de la plaisanterie qui consistait à s'interroger l'un l'autre :
– Quelle heure est-il ?
– Quatre…
– Avec ou sans le canif ?
– Avec la galoche, répondit un jour Ryjik très sérieusement, car il lisait la Pravda du mois passé. L'hôte et sa femme, portant leur
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