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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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leurs travaux pour se mettre à tourner sur place, maladroitement enlacées, entre la table et le poêle ; la noire face barbue de saint Vassili, éclairée du dessous par un lumignon, jugeait durement cette joie bizarre pourtant entrée là sans péché… Les mains de la vieille, les mains de la jeune femme étaient parcourues d'un sang revigoré, mais ni l'une ni l'autre ne disaient un mot, cela les oppressait plutôt. Dans l'enclos, les rennes levaient la tête, une inquiétude naissait dans leurs yeux vitreux. Et les rennes se mettaient à courir soudainement d'un sapin à l'autre, de la maison aux sapins. L'espace blanc résorbait ces sons magiques. – Ryjik écoutait avec un sourire décoloré. Pakhomov tirait de son instrument les notes les plus éclatantes, comme s'il eût voulu déchaîner dans le vide un dernier cri plus puissant encore, encore, et l'ayant fait jaillir jetait l'instrument sur le lit. Le silence tombait implacablement, ainsi qu'une pesanteur, sur l'espace, les rennes, la maison, les femmes et les enfants. (La vieille femme, en repérant des fils cassés, sur ses genoux, se demandait si cette musique ne venait pas du Malin. Longtemps après, ses lèvres continuaient à remuer car elle marmottait une conjuration : mais ayant déjà oublié pourquoi.)
    – Il fera bon vivre sur la terre dans cent ans, dit une fois Pakhomov à ce moment-là.
    – Cent ans ? supputa Ryjik, je ne suis pas sûr que cela soit suffisant.
    De temps à autre, ils prenaient des fusils et allaient chasser au-delà de la Bezdolnaya. Le paysage y était étrangement simple. Des roches arrondies, presque blanches, jaillissaient du sol, par blocs, à perte de vue. On croyait vaguement que c'était un peuple de géants surpris par un déluge, glacés et pétrifiés. Des arbustes tendaient leurs grêles réseaux de branchages. Se perdre au bout d'une heure de marche et d'escalade eût été facile. La manœuvre des skis était laborieuse et l'on rencontrait peu de bêtes, défiantes, difficiles à surprendre, qu'il fallait dépister, suivre à la trace, guetter des heures durant en se terrant dans la neige. Les deux hommes se passaient de main en main une gourde de vodka. Ryjik admirait le bleu léger du ciel. Il lui arriva de dire inexplicablement à son compagnon :
    – Regarde ce ciel, frère. Il va se couvrir d'étoiles noires.
    Ces paroles les rapprochèrent après un très long silence, Pakhomov ne s'en étonna point. Pakhomov reprit :
    – Oui, frère. La Grande Ourse et la Polaire seront toutes noires. Oui, j'ai vu ça en rêve.
    Rien de plus à se dire, même des yeux. Transis, au bout d'une épuisante journée, ils abattaient un renard couleur de feu, au museau effilé, et le rictus féminin de la bête morte couchée sur la neige suscitait en eux un malaise. Ils ne le disaient pas. Ils prenaient sans joie le chemin du retour. Deux heures plus tard, comme ils glissaient sur une pente blanche à travers la lividité du crépuscule, vers la boule rougeoyante du soleil, Pakhomov se laissa rejoindre par Ryjik. Son regard fit comprendre qu'il avait quelque chose à dire. Il murmura :
    – L'homme est une bête méchante, frère.
    Ryjik, sans répondre, prit les devants. Les skis le portaient comme à travers l'irréalité. Des heures passèrent encore. Leur fatigue devint terrible, Ryjik fut près de défaillir, les reins glacés. À son tour, il se laissa rejoindre et dit :
    – Quand même, frère…
    Il dut reprendre des forces pour achever sa phrase, n'ayant presque plus de souffle :
    – … nous transformerons l'homme.
    Il pensa au même moment que ç'avait été sa dernière chasse. Trop vieux. Adieu, bêtes que je ne tuerai plus ! Vous êtes un des visages attirants et cruels de la vie qui s'en va. Ce qui doit être fait sera fait par d'autres, adieu. Ryjik passa plusieurs jours couché sur sa pelisse, dans la chaleur du poêle, sous le grignotement de l'horloge. Pakhomov venait lui tenir compagnie. Ils jouaient aux cartes, un jeu élémentaire qui consistait à tricher. Pakhomov gagnait le plus souvent.
    – Bien sûr, déclara-t-il, je suis un peu canaille, moi.
    Ainsi passait la vie dans le long hiver nocturne. La boule rougeoyante du soleil se traînait sans cesse sur l'horizon. Le courrier arrivait en traîneau une fois par mois. Pakhomov, un peu à l'avance, rédigeait pour ses supérieurs des rapports sur le déporté soumis à sa surveillance.
    – Qu'est-ce que je dois écrire sur ton compte, vieux,

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