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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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demi-siècle de dure servitude sans maître – lui, caressant de la main sa barbe rèche, elle, les mains jointes dans les manches de son lainage –, étaient venus contempler la merveille et ils avaient parlé devant elle, ne disant qu'un seul mot, mais un mot profond, monté du fond de leur âme (et comment le savaient-ils, ce mot ?) :
    – Beau, dit-il en hochant la tête.
    – Beau, répéta la femme.
    – Quand les deux aiguilles sont ici, leur expliqua Ryjik, le jour, c'est qu'il est midi, la nuit, c'est qu'il est minuit.
    – Grâce à Dieu, dit l'homme.
    – Grâce à Dieu, dit la femme.
    Ils se retirèrent en faisant le signe de la croix. Ils avaient la démarche lourde des pingouins.
    Pakhomov, appartenant à la Sûreté, occupait la chambre la plus confortable (réquisitionnée) de la meilleure des cinq maisons, à un kilomètre de là, devant les trois sapins du hameau. Seul personnage gouvernemental dans une contrée presque aussi vaste qu'un État de la vieille Europe, il possédait des richesses considérables : un sofa, un samovar, un échiquier, un accordéon, des tomes dépareillés de Lénine, les journaux du mois passé, du tabac, de la vodka. Que faut-il de plus à l'homme ? Léon Nicolaévitch Tolstoï, bien que noble et mystique, c'est-à-dire arriéré, a justement mesuré ce qu'il faut réellement de terre à l'homme avide : un mètre quatre-vingts de long sur quarante centimètres de largeur et un mètre environ de profondeur pour une fosse honnêtement creusée… « N'est-ce pas ? », questionnait Pakhomov, sûr de votre assentiment. Il avait l'humour amer, sans malignité. Rencontrait-il au bout de la piste de neige, devant la maison sur laquelle l'écriteau POSTE COOPÉRATIVE pendait de travers, des bêtes de trait usées par la fatigue, rennes ou chevaux à longs poils, il les plaisantait d'un ton câlin : « Réjouissez-vous de vivre, bêtes utiles ! » Chargé de surveiller Ryjik, il s'était pris pour son déporté d'une affection réservée mais chaude qui allumait dans ses petits yeux fureteurs une craintive lumière. Il lui disait :
    – La consigne, frère, c'est la consigne. Nous sommes les hommes du service, rien de plus. On ne nous demande pas de comprendre, nous n'avons qu'à obéir. Je suis un homme tout petit, moi. Le parti, c'est le parti, ce n'est pas à moi de vous juger, vous autres. J'ai une conscience, toute petite aussi, parce que l'homme est un animal qui a une conscience. Je vois que tu es pur. Je vois que tu crèves pour la révolution mondiale et si tu te trompes, si elle ne vient pas, s'il faut construire le socialisme dans un seul pays avec nos petits ossements, alors, naturellement, tu es dangereux, il faut que l'on t'isole, rien à faire et nous voilà, chacun son devoir dans ce bled comme sous le pôle, eh bien, je suis tout de même content d'y être avec toi. »
    Il ne se soûlait jamais à fond, peut-être pour demeurer vigilant, peut-être par respect pour Ryjik qui buvait peu, juste de quoi se réchauffer l'âme, par aversion pour l'artériosclérose. Ryjik s'en était expliqué avec Pakhomov :
    – Je veux encore penser pendant quelque temps.
    – Très juste, dit Pakhomov.
    Ryjik, fatigué de son réduit aux murs nus, se réfugiait souvent chez son gardien. Pakhomov avait toujours sur son visage une grimace d'humilité méfiante, comme si ses traits et ses rides se fussent figés sur une envie contrariée de pleurer. La peau roussâtre et fripée, les yeux roux, le nez camus, il souriait à peine, la bouche entrouverte sur des chicots roux.
    – Veux-tu de la musique ? demandait-il à Ryjik venu s'étendre sur le sofa de la chambre bien chauffée.
    – Un petit verre, tiens…
    Ryjik croquait, avant de boire, le concombre salé.
    – Joue.
    Pakhomov tirait de son accordéon des plaintes déchirantes et aussi des notes allègres qui donnaient envie de danser.
    – Écoute ça, c'est pour les filles de mon pays !
    II dédiait aux filles d'une lointaine contrée sa musique passionnée.
    – Dansez, petites, encore ! Allons, Mafa, Nadia, Tania, Varia, Tanka, Vassilissa, dansez petits yeux d'or. Héi-hop ! héi-hop !
    La chambre se remplissait de mouvements, de fantômes heureux, de nostalgie. À côté, courbés dans leur perpétuelle pénombre, une vieille femme démêlait de ses doigts ankylosés des filets de pêche ; une femme jeune au rond visage jaune des Ostiakes empreint d'une douceur animale s'affairait près du feu ; des fillettes lâchaient

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