L'affaire Toulaév
intérimaire à la Sûreté, Gordéev, le délégué du Comité central au contrôle de l'instruction des affaires les plus graves, Popov, communiquèrent aux bureaux l'ordre de joindre au dossier de l'affaire Erchov-Makéev-Roublev (assassinat du camarade Toulaév), celui d'un trotskyste influent, ce qui voulait dire authentique, quelle que fût son attitude. Ratchevsky estimait, contre Fleischman, que pour rendre le procès plus convainquant aux yeux de l'étranger, on pourrait cette fois admettre qu'un accusé niât toute culpabilité. Le procureur se faisait fort de le confondre au moyen de témoignages faciles à élaborer. Popov ajoutait négligemment que le verdict pourrait tenir compte du doute suscité par les dénégations, cela ferait bon effet, si le Bureau politique l'estimait utile. Zvéréva s'offrit à réunir les témoignages secondaires qui anéantiraient les dénégations de l'accusé encore inconnu. « Nous disposons d'un matériel tellement abondant, disait-elle, et cette conspiration a été si ramifiée que nulle résistance n'est possible. Il n'y a pas d'innocences individuelles. La culpabilité de cette vermine contre-révolutionnaire est collective… » Les recherches effectuées dans les classeurs firent surgir plusieurs fiches dont une seule convenait à la perfection aux fins poursuivies : celle de Ryjik. Popov étudia ce dossier avec la prudence d'un expert mis en présence d'un engin explosif de fabrication inconnue. Les accidents successifs qui expliquaient la survie de ce vieil opposant lui apparurent dans leur enchaînement rigoureux. Ryjik : ancien ouvrier de la tuyauterie Hendrikson à Vassili-Ostrov, Saint-Pétersbourg, membre du parti depuis 1906, déporté sur la Léna en 1914, revenu de Sibérie en avril 1917, eut plusieurs entretiens avec Lénine au lendemain de la conférence d'avril 1917 ; membre du Comité de Pétrograd pendant la guerre civile ; y prenait en 1920 la défense de l'opposition ouvrière sans toutefois voter pour elle. Commissaire d'une division pendant la marche sur Varsovie, travaillait alors avec Smilga, du C.C., Racovski, chef du gouvernement de l'Ukraine, Toukhachevski, commandant de l'armée, trois ennemis du peuple trop tardivement châtiés en 1937… Exclu du parti en 1927, arrêté en 1928, déporté à Minoussinsk, Sibérie, en juillet 1929, condamné par le Collège secret de la Sûreté à trois années de réclusion, envoyé à l'isolateur de Tobolsk, y devint leader de la tendance dite des « Intransigeants » qui publia une revue manuscrite intitulée Le Léniniste (quatre numéros joints). En 1932, le Collège secret lui infligeait une peine additionnelle de deux ans (sur décision du Bureau politique), à quoi il répondait : « Dix ans si ça vous amuse, car je doute fort que vous gardiez le pouvoir plus de six mois, stupides affameurs. » Auteur, à cette époque, d'une « Lettre ouverte sur la famine et la terreur », adressée au C.C. Réfutait la théorie du capitalisme d'État et soutenait celle du bonapartisme soviétique. Libéré en 1934 après une grève de la faim de dix-huit jours. Déporté à Tchernoé, arrêté à Tchernoé avec Elkine, Kostrov et autres (affaires du « centre trotskyste des déportés »). Transféré à Moscou, prison de Boutyrki, refusa de répondre aux interrogatoires, fit deux grèves de la faim ; transporté à l'infirmerie spéciale (insuffisance cardiaque)… « À déporter dans les régions les plus lointaines… Couper la correspondance… » Une centaine de noms apparaissaient dans les 244 pages du dossier et c'étaient des noms terrifiants d'hommes fauchés par le glaive du parti. Soixante-six ans, mauvais âge des derniers raidissements ou des écroulements subits de la volonté. Popov décida :
– Faites-le transférer à Moscou… Le faire voyager dans de bonnes conditions…
Ratchevsky et Gordéev répondirent :
– Assurément.
Des jours sans pareils se levèrent pour Ryjik du fond d'une indifférence désertique. Il habitait la dernière des cinq maisons en bois flotté non équarri qui formaient le hameau de Dyra, Sale Trou, au confluent de deux rivières glacées perdues dans la solitude. Le paysage n'avait ni limites ni repères. Au début, quand il écrivait encore des lettres, Ryjik avait appelé ce lieu la Côte du Néant… Il s'y sentait à l'extrême limite du monde humain, tout au bord d'une immense tombe. La plupart des lettres n'arrivaient nulle part, bien entendu, et il
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