L'affaire Toulaév
hein ?
– Écris-leur, disait Ryjik, que j'emmerde la contre-révolution bureaucratique.
– Ils le savent déjà, répondait Pakhomov, mais tu as tort de me le dire. Je suis l'homme du service, moi. Tu n'as pas besoin de me vexer.
Un jour vient toujours où les choses finissent. Nul ne peut le prévoir quoiqu'on sache qu'il ne peut pas ne pas venir. Le silence, la blancheur, le Nord éternel continueront sans fin, c'est-à-dire jusqu'à la fin du monde – et peut-être même continueront-ils après, qui sait ? mais Pakhomov entra dans le réduit où Ryjik relisait de vieux journaux plein d'un cauchemar diffus comme du brouillard. Plus roux que de coutume, l'homme de la Sûreté, la barbe oblique, le regard pétillant :
– On part, mon vieux. Fini, ce sale coin. Ramasse ton baluchon. J'ai ordre de te conduire à la ville. Nous avons de la chance.
Ryjik tourna vers lui un regard pétrifié aux yeux terriblement froids.
– Qu'est-ce qu'il y a ? interrogea Pakhomov avec sollicitude. Ça ne te fait pas plaisir ?
Ryjik haussa les épaules. Plaisir ? Plaisir de mourir ? Ici ou ailleurs ? Il sentit qu'il ne lui restait presque plus de forces pour le changement, pour la lutte, pour la pensée même de la lutte ; qu'il n'avait plus ni peur véritable, ni espoir, ni sentiment de défi – que son courage était devenu une sorte de force d'inertie…
Les gens des cinq maisons les regardèrent partir par un jour de ciel bas traversé de faibles lueurs argentées. L'univers semblait oublié. Les petits enfants emmitouflés de fourrures sortirent au bras des mères. Il y eut trente formes menues sur la blancheur mate autour du traîneau. Les hommes donnaient des conseils et vérifiaient le harnachement des rennes. Au moment de disparaître, Pakhomov et Ryjik devenaient plus réels que la veille, on s'émouvait un peu de les découvrir. C'était comme s'ils allaient mourir. Ils partaient vers l'inconnu, l'un gardant l'autre pour la liberté ou pour la prison, Dieu seul le sait. Le Niénétz, le Samoyède, Eyno, venu prendre des fourrures et du poisson, les emmenait dans son attelage. Vêtu de peaux de loups, la tête osseuse et brune, les yeux bridés, le poil rare, il ressemblait à un Christ mongol. Des rubans verts et rouges ornaient ses bottes, ses gants, son bonnet. Il rentra soigneusement dans son col les derniers poils jaunes de sa barbe, parcourut l'étendue du ciel et de la terre d'un regard attentif, alerta les rennes d'un claquement de langue. Ryjik et Pakhomov s'allongèrent l'un contre l'autre, enveloppés dans les fourrures. Ils emportaient du pain séché, du poisson sec, de la vodka, des allumettes, de l'alcool comprimé pour faire du feu. Les rennes firent un petit bond et s'arrêtèrent.
– Partez avec Dieu ! dit quelqu'un.
Pakhomov répondit en riant :
– On est mieux sans, nous autres.
Ryjik serra toutes les mains tendues sur lui. Il y en avait de tous les âges, il y en avait de vieilles, rugueuses et racornies, de puissantes, de toutes menues, délicatement dessinées.
– Adieu, adieu, camarades !
Des hommes et des femmes qui ne l'aimaient pas lui disaient :
– Adieu, camarade Ryjik, bon voyage, et ils avaient pour lui de bons regards.
Des regards neufs suivirent l'attelage jusqu'à l'horizon. Les rennes prenaient leur élan vers l'espace ; une forêt endormie apparut au loin, reconnaissable à ses ombres violacées. Le ciel s'éclaircissait au-dessus en dentelles d'argent. Eyno se penchait en avant, observait ses bêtes. Un poudroiement de neige entourait le traîneau. Des arcs-en-ciel y flottaient.
– C'est bien de partir, répétait joyeusement Pakhomov, j'en ai marre de ce trou, vivement les villes !
Ryjik songeait que les gens de Dyra ne partiraient sans doute jamais. Que lui-même ne reviendrait jamais ni ici, ni à Tchernoé, ni dans les villes connues, ni surtout au temps de la force et de la victoire. Il y a des moments de la vie où l'on peut tout espérer, même au fond de la défaite. On vit derrière des grilles de maison centrale et l'on sait que la révolution vient, que l'on a, sous les potences, le monde devant soi. L'avenir est inépuisable. L'avenir d'un seul homme épuisé, chaque départ devient le dernier. Sur la fin du voyage, ses recoupements l'éclairaient assez. Ses déterminations prises depuis longtemps, il se sentait disponible. Le froid aux reins l'incommoda. Il but une gorgée de vodka, se couvrit le visage de fourrure et s'abandonna à la torpeur, puis
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