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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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ses enfilés d'père et mère, que l'diable les rôtisse…
    Ils s'animaient à l'idée revigorante des supplices et ils en oubliaient Ryjik, ce vieillard blême, à la mâchoire carrée qui les écoutait, la face durcie.
    – Petits frères, dit enfin Ryjik, je suis un vieux partisan de la guerre civile et je vous dis qu'on a fait couler beaucoup de sang innocent…
    Un chœur discordant lui répondit dans l'obscurité poignardée par le clair de lune :
    – Pour le sang innocent, ça c'est vrai, vrai…
    Plus encore que des salauds, ils avaient connu des victimes. Et parfois les salauds étaient eux-mêmes des victimes, comment s'y retrouver ? Ils en discutèrent jusqu'à la nuit profonde, quand le rayon de lune s'en alla dans la nuit innocente, entre eux surtout parce que Ryjik se coucha, la tête sur son sac et s'endormit. Des corps osseux se serrèrent contre lui.
    – T'es grand, t'es vêtu, tu tiens chaud…
    Le sommeil de la forêt lunaire finit par pénétrer ce vieil homme et ces grands enfants d'un calme tellement vaste qu'il semblait guérir tous les maux.
    Ryjik roulait de prison en prison, si fatigué qu'il ne réussissait plus à réfléchir. « Je suis une pierre emportée par un torrent sale… » Où finissait en lui la volonté, où commençait l'indifférence ? Faible à en pleurer à certains noirs instants : c'est ça être vieux, les forces s'en vont, l'intelligence clignote comme ces lanternes jaunes que les cheminots promènent le long des rails dans des stations inconnues… Ses gencives douloureuses dénonçaient un commencement de scorbut, ses articulations souffraient, il dépliait péniblement, après s'être reposé, son grand corps raidi par l'ankylose. Dix minutes de marche l'épuisaient. Enfermé dans une grande baraque, au milieu de cinquante larves humaines qui étaient des paysans dits « colons spéciaux » et des récidivistes, il fut presque content quand on lui vola son bonnet de fourrure, et son sac. Le sac renfermait l'horloge des bords du silence. Ryjik sortit de là, les mains dans les poches et la tête nue, amèrement redressé. Peut-être n'attendait-il plus que le moment de cracher une dernière fois son mépris à la figure de quelques sous-tortionnaires anonymes qui n'en valaient pas la peine ? Peut-être perdait-il jusqu'à cet acharnement inutile ? Policiers, geôliers, enquêteurs, hauts fonctionnaires, tous arrivistes arrivés de la onzième heure, ignares et la cervelle farcie de formules imprimées, que savaient-ils encore de la révolution ? Nul langage commun ne lui restait avec cette engeance ; et les écrits disparaissaient dans des classeurs secrets qui ne s'ouvriraient que lorsque la terre, secouée jusqu'aux entrailles, se fendrait sous les palais gouvernementaux. Quel besoin aurait-on du dernier cri du dernier opposant écrasé sous cette machine comme un lapin sous un tank ? Il rêvait stupidement d'un lit, avec des draps, un édredon, un coussin pour la nuque – ces choses-là existent. Qu'a-t-elle inventé de mieux, notre civilisation ? Le socialisme même n'apportera pas de perfectionnement au lit. S'étendre, s'endormir, ne plus se réveiller… Les autres sont tous morts, tous ! tous ! Combien de temps faudra-t-il à ce pays pour que notre nouveau prolétariat commence à prendre conscience de lui-même ? Impossible de forcer sa maturation. On ne hâte pas la germination des graines dans la terre. On peut la tuer par contre, mais on ne peut (c'est une certitude rassurante) ni la tuer partout, ni la tuer toujours, ni la tuer complètement…
    Les poux le tourmentaient. Il se voyait dans des portières de wagons tout à fait pareil à un vieux vagabond encore assez solide… Un sous-officier et plusieurs soldats lourdement bottés l'encadrèrent dans un compartiment de troisième classe. Heureux de voir des gens. Les gens ne le remarquaient guère – on voit tant de prisonniers ! Celui-ci pouvait être un grand criminel, puisqu'on l'escortait ainsi, il n'en avait pourtant pas l'air, serait-ce un croyant, un prêtre, un persécuté ? Une paysanne, qui portait un enfant, demanda au sous-officier la permission d'offrir au prisonnier du lait et des œufs, car il avait l'air malade.
    – Je le ferai chrétiennement, citoyen.
    – C'est strictement défendu, citoyenne, dit le militaire, écartez-vous de là, citoyenne, ou je vous fais descendre du train…
    – Je vous remercie infiniment, camarade, dit Ryjik à la paysanne, d'une voix grave et forte

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