L'affaire Toulaév
gencives violettes et il dit :
– Vous savez lire, je suppose. Ça veut dire : Vieux bolchevik, fidèle à l'œuvre de Lénine.
– Air connu. Des tas d'ennemis du peuple se sont ainsi camouflés. Venez, citoyen.
Sans un mot de plus, ils le firent entrer dans un obscur réduit, au fond du corridor, fermèrent sur lui la porte et la cadenassèrent. Cette soupente sentait l'urine de chat, l'air y était chargé de moisissure. Mais de derrière la paroi parvenaient distinctement des voix d'enfants. Ryjik les perçut avec ravissement. Il s'installa le mieux qu'il put sur le plancher, adossé au bois, les jambes confortablement allongées. La vieille chair usée gémit malgré elle et voudrait bien s'allonger sur de la paille propre… Une voix de fillette, désaltérante comme un filet d'eau sur les roches de la taïga, lisait gravement, de l'autre côté du monde, à d'autres enfants sans doute, L'Oncle Vlass de Nékrassov.
« Avec sa douleur sans fond, – grand, droit, le visage hâlé, – le vieux Vlass chemine sans hâte – par les villes et les villages.
« Les lointains l'appellent, il va – il a vu Moscou, notre mère – les étendues de la Caspienne – et l'impériale Néva,
« il va, portant le Saint-Livre – il va, se parlant à lui-même – il va et son bâton ferré – fait un doux bruit sur la terre. »
« J'ai vu tout cela, moi aussi, pensa Ryjik. Marche, marche, vieux Vlass, nous n'avons pas fini de marcher… Seulement, nos saints livres ne sont pas les mêmes… »
Et il se souvint, avant de s'assoupir sous la fatigue et l'écœurement, d'un autre vers du poète : « Ô ma Muse, fouettée jusqu'au sang… »
Harassante corvée des transfèrements ! Pas de prisons sous le cercle polaire ; les geôles apparaissent avec la civilisation. Les soviets de district disposent parfois d'une maison abandonnée dont personne n'a voulu parce qu'elle a porté malheur à des gens ou parce qu'il faudrait trop de réparations pour y vivre. Les fenêtres en sont bouchées avec de vieilles planches sur lesquelles on peut encore lire TAHAK-TRUST, qui laissent passer le vent, le froid, l'humidité, les abominables moucherons suceurs de sang. Il y a presque toujours une ou deux fautes d'orthographe dans l'inscription à la craie blanche, sur la porte : PRISON RURALE. Parfois, ce taudis se hérisse de fils de fer barbelés et, lorsqu'il héberge un assassin, un évadé à lunettes repris dans la forêt, un voleur de chevaux, un administrateur de kolkhoze réclamé par les autorités supérieures, on met en faction à la porte un jeune communiste de dix-sept ans, celui qui n'est bon à rien de préférence, avec un vieux fusil accroché à l'épaule, un fusil qui ne vaut rien non plus, bien entendu… On trouve en revanche des wagons de marchandises bardés de ferraille et de gros clous ; des déjections ont coulé sous l'entrée, ils sont bassement sinistres : on dirait de vieux cercueils déterrés… L'extraordinaire, c'est qu'il en sort toujours des grognements d'êtres malades, de vagues gémissements et jusqu'à des chansons ! Désemplissent-ils jamais ? Jamais ils n'arrivent au terme du voyage. Il faudrait des incendies de forêts, des chutes de météores, des destructions de cités, pour en anéantir l'espèce… Deux sabres nus conduisirent Ryjik, par un sentier vert que l'écorce des bouleaux égayait comme un rire léger, vers un de ces wagons garé entre des sapins. Ryjik se hissa péniblement dans l'entrée et la porte branlante se cadenassa sur lui. Le cœur lui battait à cause de l'effort qu'il venait de faire ; la pénombre et la puanteur d'une tanière l'étouffèrent. Il trébucha sur des corps, chercha des deux mains la paroi opposée, y aperçut par une fente le calme paysage bleuté des sapins, casa son sac et s'accroupit sur la paille molle. Une vingtaine de jeunes têtes osseuses se mouvaient là, portées par des corps squelettiques à demi nus.
– Ah, dit Ryjik reprenant le souffle, salut, chpana ! Salut, camarades vauriens !
Et il commenca par faire à ces enfants des routes dont le plus âgé pouvait avoir seize ans, une habile déclaration de principe :
– Si quelque chose disparaît de mon sac, je casse la gueule aux deux premiers qui me tombent sous la patte. Je suis comme ça : pas méchant. Ainsi ou autrement, j'ai trois kilos de pain séché, trois boîtes de conserve, deux harengs et du sucre, ration gouvernementale que nous partagerons fraternellement mais avec
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