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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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à petits coups. Ce soleil liquide envahissait leur être. Pakhomov parla lourdement.
    – L'enveloppe jaune du service secret, elle est cousue dans ma vareuse. Je mettais cette vareuse sous moi pour dormir. Je ne m'en suis jamais séparé. L'enveloppe jaune, elle est là sur ma poitrine… On ne m'a pas dit se qu'elle contient, je n'ai pas le droit de l'ouvrir sans un ordre écrit ou chiffré… Mais je sais qu'elle contient l'ordre de te fusiller… Tu comprends, en cas de mobilisation, en cas de contre-révolution, si le pouvoir décide que tu ne dois plus vivre… Elle m'a souvent empêché de dormir, cette enveloppe. Je pensais à elle quand nous buvions ensemble… Quand je te regardais t'en aller vers la Bezdolnya, à la recherche de ton bois… Quand je te jouais les chansons tziganes… Quand un point noir se montrait à l'horizon, ce maudit courrier, me disais-je, que m'apporte-t-il à moi qui suis si petit ? Tu comprends, je suis l'homme du devoir, moi. Voilà.
    – Tiens, dit Ryjik, je n'y avais pas pensé. J'aurais dû pourtant m'en douter.
    Ils firent une curieuse partie d'échecs. L'échiquier se couvrait d'une poussière de cristaux blancs admirablement ouvragés. Ryjik et Pakhomov marchaient à grands pas sur la roche, couverte à cet endroit d'une neige peu profonde dans laquelle leurs bottes laissaient des empreintes arrondies de bêtes géantes. Ils déplaçaient une pièce et s'en allaient, réfléchissant ou rêvant, comme attirés par les horizons auxquels ils renonceraient dans quelques minutes. Eyno vint s'accroupir près du jeu, jouant dans son esprit les deux parties à la fois. Son visage eut une expression concentrée, ses lèvres remuèrent. Les rennes revinrent lentement du lointain vers l'attelage, contempler eux aussi de leurs grands yeux opaques le jeu mystérieux que d'infimes rafales cristallines passant au ras du sol achevaient de recouvrir de blancheur. Les casiers noirs et blancs n'existèrent plus que dans l'abstrait mais à travers l'abstrait les petites forces rigoureuses de l'esprit continuèrent leur combat. Pakhomov perdit comme de coutume en admirant l'ingénieuse stratégie de Ryjik.
    – Ce n'est pas ma faute si j'ai gagné, lui dit Ryjik. Tu as encore beaucoup à perdre avant de comprendre.
    Pakhomov ne répondit rien.
    L'éblouissant voyage menait à des pays couverts de buissons décharnés. Des plaques d'herbe jaune émergèrent de la neige. La même émotion empoigna les trois hommes en y découvrant les indices d'un chemin tracé par des roues. Eyno murmura une incantation pour conjurer le sort. Le trot des rennes devint saccadé. Le ciel était mat, un ciel d'accablement.
    Ryjik sentit revenir sur lui la tristesse qui était la trame de sa vie et qu'il méprisait. Eyno les quitta dans un kolkhose où ils prirent des chevaux. La vie devait y être en tonalités terreuses, mais rincée par les aubes qui jetaient de l'azur sur la terre. Les chemins se perdirent dans des bois peuplés d'oiseaux. Tant de ruisseaux couraient à travers certaines brousses chantantes que leurs reflets pailletaient la terre, la roche et les racines. Ils traversèrent à gué des rivières où flottaient les nuages. Les paysans de ces pays conduisaient la charrette en silence. Méfiants, ils ne sortaient de leur torpeur qu'après avoir bu un peu d'eau-de-vie. Ils chantonnaient alors sans fin.
    La séparation survint pour Ryjik et Pakhomov dans l'unique rue d'un gros bourg, entre de grandes maisons noires espacées, sur le seuil de la Maison du Soviet qui était aussi celle de la Sûreté, une bâtisse en briques et bois aux larges auvents.
    – Eh bien, dit Pakhomov, notre voyage commun ici-bas est fini. J'ai l'ordre de te remettre au poste de la Sûreté. Le chemin de fer n'est plus qu'à une centaine de kilomètres. Je te souhaite bonne chance, frère. Ne me garde pas rancune.
    Ryjik feignit de s'intéresser à la rue pour ne pas entendre ces derniers mots. Ils se serrèrent longuement la main.
    – Adieu, camarade Pakhomov, je te souhaite de comprendre, bien que ce soit dangereux…
    Au bureau de la Sûreté, deux jeunes gars en uniforme jouaient aux dominos sur une table crasseuse. Un froid misérable émanait du poêle éteint. L'un des deux examina les papiers apportés par Pakhomov.
    – Criminel d'État, dit-il à son camarade et tous les deux regardèrent Ryjik avec dureté. Ryjik sentit les mèches blanches de ses tempes se hérisser un peu, un sourire agressif découvrit ses

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