L'affaire Toulaév
discipline. Soyons conscients !
Les vingt gosses haillonneux firent de joyeux claquements de langue avant de pousser un « hurrah ! » grêle. « Ma dernière ovation, pensa Ryjik, du moins est-elle sincère… » Les crânes rasés de ces gamins étaient pareils à des têtes d'oiseaux dégarnies de plumes. Quelques-uns portaient des cicatrices sur leurs os mêmes ; une sorte de fièvre les agitait tous. Ils s'assirent en rond, posément, pour s'entretenir avec ce vieillard énigmatique. Plusieurs commencèrent à s'épouiller. Ils croquaient leurs poux à la manière des Kirghuiz, en murmurant : « Tu me bouffes et je te bouffe », cela fait du bien, dit-on. On les envoyait au tribunal régional pour avoir pillé le magasin à vivres d'une colonie pénale de redressement par le travail. Ils voyageaient depuis douze jours dans ce wagon, les six premiers jours sans en sortir, nourris neuf fois.
– On chiait sous la porte, Oncle, mais à Slavianka un inspecteur est passé, nos délégués lui ont fait des réclamations au nom de l'hygiène et de la vie nouvelle, alors, maintenant on nous fait sortir deux fois par jour… Pas de danger qu'on se sauve dans cette brousse, t'as vu ?
Le même inspecteur, un as, les avait fait ravitailler sur l'heure.
– Sans lui, il y en a quelques-uns qui crevaient, c'est sûr. Faut qu'il ait passé par là lui-même, il avait bien la dégaine d'un ancien, autrement ça ne serait pas possible…
La prochaine prison, ils l'attendaient comme le salut, mais on ne l'atteindrait qu'au bout d'une petite semaine, à cause des trains de munitions qu'il fallait laisser passer : une prison modèle, chauffée, vêtements, radio, cinéma, bains deux fois par mois selon la légende. Elle valait le voyage et les plus âgés une fois condamnés auraient peut-être la chance d'y rester.
Un rayon de lune entra par la fente du toit. Cette lumière se posa sur des épaules pointues, se réfléta dans des regards humains pareils à des regards de chats sauvages. Ryjik fit une distribution de pain séché et partagea deux harengs en dix-sept morceaux. Il entendait les bouches saliver. La bonne humeur du festin aviva le beau rayon de lune.
– Ce qu'on est bien ! s'exclama celui qu'on appelait l'Évangéliste parce que des paysans baptistes ou ménnonites l'avaient un moment adopté (puis on les déporta eux-mêmes).
Il ronronnait de satisfaction, étendu de tout son long sur le plancher. La lumière cendrée ne se posait que sur le sommet de son front ; dessous, Ryjik voyait luire ses petites prunelles sombres. L'Évangéliste raconta une bonne histoire de transfèrement : Gricha le Vérolé, petit gars de Tioumen, mourut comme ça sans rien dire, roulé en boule dans son coin. Les copains ne s'en émurent que quand il commença à sentir mauvais et décidèrent de ne rien dire le plus longtemps possible pour se partager sa ration de vivres. Le quatrième jour, il n'y eut plus moyen de tenir, mais c'était ça d'bouffé, oh la la ! tu parles d'une foire !
Kot le Matou, le Marlou, le nez en l'air, la bouche ouverte sur des dents de petit carnassier, étudiait Ryjik avec bienveillance et devina à peu près :
– Oncle, t'es un ingénieur ou un ennemi du peuple ?
– Et qu'est-ce que tu appelles un ennemi du peuple, toi ?
Les réponses naquirent d'un silence embarrassé.
– Ceux qui font dérailler les trains… Les agents du Mikado… Ceux qui mettent le feu sous terre dans le Donietz… Les assassins de Kirov… Ils ont empoissonné Maxime Gorki…
– J'en ai connu un, moi, un président de kolkhoze, il faisait mourir les chevaux en leur jetant un sort… Il connaissait des trucs pour faire venir la sécheresse…
– Moi aussi, j'en ai connu un, une crapule, va, il dirigeait la colonie pénitentiaire, il revendait nos rations sur le marché…
– Moi aussi, moi aussi…
Tous ils connaissaient les misérables qui étaient responsables, ennemis du peuple, voleurs, tortionnaires, fauteurs de famine, spoliateurs de condamnés, c'est juste qu'on les fusille, c'est pas assez qu'on les fusille, faudrait d'abord leur crever les yeux, leur arracher les testicules avec une corde comme font les Coréens.
– Moi je leur ferais faire le télégraphe, une boutonnière ici, tiens, Mourlyka, au milieu du ventre et tu attrapes les intestins, ils se déroulent comme une bobine de fil, tu les accroches au plafond, y en a des mètres, y en a trop, le type gigote et tu lui conseilles d'télégraphier à
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