L'affaire Toulaév
Après tout, c'est vrai, ça va… Je ne viendrai pas demain…
– C'est entendu, Ivan Nikolaévitch, répondit la secrétaire d'une voix bienfaisante, naturelle…
– C'est entendu, Tamara Léontiévna, répéta-t-il gaiement et il la congédia d'un signe de tête amical, du moins en eut-il le sentiment, car en vérité son visage demeurait affreusement triste. Seul, il alluma une cigarette qu'il regarda très attentivement se consumer entre ses doigts appuyés au bord de la table.
Les grands directeurs l'évitaient, lui-même évitait les chefs de service toujours préoccupés de choses insignifiantes. Le président du trust sortait de son cabinet au moment où Kondratiev appelait l'ascenseur. Il fallut qu'ils se fissent descendre ensemble dans cette boîte vitrée en acajou sombre et dont les glaces multipliaient leurs deux images lourdes. Ils se parlèrent presque comme de coutume, mais le directeur n'offrit pas à Kondratiev une place dans sa voiture, il s'y engouffra très vite, sur une poignée de main hâtive, si désagréable que Kondratiev, l'instant d'après, se frottait les mains pour en abolir la sensation. Comment ce gros être au cou porcin pouvait-il deviner ? Comment Kondratiev devinait-il lui-même ? Cette interrogation ne suscitait aucune réponse raisonnable, mais il savait et les autres, tous les autres qu'il rencontrait, savaient aussi. À la conférence de l'Institut d'agronomie, le conférencier, un jeune technicien très arriviste et très doué dont il était question pour la sous-direction du trust des Forêts de Transbaikalie, s'évada discrètement par la porte du fond pour ne pas devoir, de toute évidence, s'entretenir un moment avec Kondratiev qui l'avait protégé. Kondratiev s'était assis seul dans un angle de la salle et personne n'était venu prendre place près de lui et, pour éviter les petits saluts embarrassés des camarades, il s'était attardé à la sortie avec des étudiantes : seules, ces grandes fillettes ne savaient pas, évidemment, elles avaient encore pour lui des regards ordinaires, avenants, elles voyaient encore en lui un personnage important, un vieux du parti, elles l'admiraient même un peu parce que, selon la rumeur, il approchait le chef, il avait rempli une mission en Espagne, il était un homme d'une race particulière, un forçat d'autrefois, un héros de la guerre civile, avec un complet négligé, une cravate mal nouée, de bons yeux fatigués (assez bel homme en vérité), mais pourquoi cette petite de la Polytechnique que nous avons vue l'autre soir au Grand Théâtre l'a-t-elle quitté ? Les deux grandes fillettes se le demandèrent tandis qu'il s'éloignait lentement, les épaules carrées, le pas pesant.
– Il doit avoir un mauvais caractère, dit l'une, as-tu remarqué ces rides de son front et ce froncement de sourcils ? Dieu sait ce qu'il a dans la tête…
Il n'avait dans la tête que ce « comment savent-ils tous, comment suis-je moi-même, mais est-ce que je le sais vraiment, n'est-ce pas que l'on lit sur mon visage une angoisse nerveuse ? ».
Un autobus plein de gens qu'il ne voyait pas l'emporta vers le parc de Sokolniki. Il marcha dans la solitude et la nuit sous les grands arbres froids, entra dans un cabaret où des ouvriers qui ressemblaient à des vauriens et des voyous qui ressemblaient à des ouvriers buvaient de la bière en fumant, au milieu des éclats de voix d'une traînante dispute.
– T'es un salaud, vieux frère, et c'est drôle que tu veuilles pas en convenir. Te fâches pas, moi j'en conviens, j'suis un salaud, moi aussi…
D'un autre endroit de la salle, une voix jeune cria :
– Ça c'est vrai, citoyen !
Et l'homme ivre répondit :
– Sûr que c'est vrai, nous sommes tous des salauds…
Cet homme se levait, épais, dans de gros vêtements de coolie qui n'étaient pas de saison, la chevelure rousse, le front luisant, il emmenait son compagnon titubant :
– Allons-nous-en, vieux frère, on est aussi des chrétiens, aujourd'hui je ne casse la gueule à personne… Et s'ils savent pas qu'ils sont des salauds faut pas leur dire pour pas les vexer…
Il vit Kondratiev, un étranger triste et fort, au complet d'Européen, accoudé sur la table mouillée et qui regardait vaguement devant lui. L'homme ivre s'arrêta, perplexe, et se parlant à lui-même :
– Et celui-là, est-ce aussi un salaud ? Difficile à dire… Excusez-moi, citoyen, je ne cherche que la vérité.
Kondratiev lui montra les dents dans un
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