L'affaire Toulaév
qu'elles ont quelque chose à faire, qu'il y a un sens à leurs toutes petites existences ? Un sens autre que celui de la statistique ? Mais qu'est-ce que j'ai, moi, pour avoir de ces idées malades ? N'ai-je pas vécu consciemment, fermement ? Suis-je en train de devenir un névrosé ? Il savait très bien qu'il ne devenait pas un névrosé, mais il n'échappait au malaise de cette chambre qu'à cette fenêtre. Les tours pointues gardaient leur sévérité de vieilles pierres, le ciel était vaste, la sensation d'une ville immense s'imposait comme un réconfort. Rien ne saurait finir, qu'est-ce qu'un homme qui finit ? Kondratiev sortait, prenait un tram jusqu'à un terminus de faubourg où jamais ne s'égaraient les personnages de son rang, errait dans de pauvres rues bordées de terrains vagues et de maisons en bois aux volets bleus et verts. Il y avait des pompes aux carrefours. Son pas ralentissait devant des fenêtres derrière lesquelles paraissait régner une chaude intimité, parce qu'elles avaient des rideaux proprets, des fleurs sur le rebord intérieur, des petites casseroles mises entre les pots pour être au frais. S'il eût osé, il se fût arrêté là pour voir vivre les gens, – les gens vivent, c'est singulier, ils vivent simplement, ce vide n'existe pas pour eux, ils ne sauraient concevoir qu'il y a des hommes qui marchent à travers le vide, si près d'eux, dans un tout autre monde, et qui n'auront plus jamais d'autres chemins. Mais secoue-toi donc, tu deviens malade ! Il s'imposait la corvée de se montrer au trust des Combustibles, étant censé y contrôler l'exécution des plans spéciaux de la Direction centrale du ravitaillement de l'année. D'autres faisaient ce travail et ces autres le regardaient drôlement, avec le respect coutumier, mais pourquoi chez eux cette attitude distante et comme peureuse ? La secrétaire, Tamara Léontiévna entrait trop silencieusement dans le bureau vitré, elle avait des lèvres muettes dessinées d'un rouge trop dur, un regard apeuré et pourquoi baissait-elle ainsi la voix en lui répondant sans plus jamais sourire ? L'idée le traversa que peut-être était-il ainsi, lui, et que son expression, sa froideur, son angoisse à lui (c'était bien de l'angoisse) se percevaient au premier abord. Serais-je contagieux ? Il alla se regarder dans la glace du lavabo et resta devant lui-même, sans presque penser, un long moment, dans une immobilité désertique. Absurde, au fond, comme nous nous intéressons à nous-mêmes ! C'est moi cet homme fatigué, cette face jaunie, cette vilaine bouche aux lèvres d'un roux tirant sur le gris, moi, moi, moi, moi cette apparence humaine, ce fantôme charnel ! Les yeux rappelaient d'autres Kondratiev disparus qui ne laissaient pas de regrets à celui-ci. Absurde d'avoir tant vécu pour en être là. Changerai-je beaucoup quand je serai mort ? On ne prend probablement pas la peine de fermer les yeux aux fusillés, j'aurai ce regard-là fixé pour toujours, c'est-à-dire pour peu de temps, jusqu'à la décomposition des tissus ou à la crémation. Il haussa les épaules, se lava les mains en les savonnant automatiquement, trop longtemps, se peigna, alluma une cigarette, s'oublia. Qu'est-ce que je fais là ? Il fuma devant la glace, le regard absent, ne pensant à rien. Il revint à son cabinet. Tamara Léontiévna l'y attendait en affectant de relire le courrier du jour.
– Veuillez signer…
– Pourquoi ne l'appelait-elle ni « camarade » ni plus aimablement Ivan Nicolaévitch ? Elle évitait son regard, elle devait être gênée qu'il vît ses mains, la nudité de ses mains fines et simples. Les ongles n'en étaient pas teints, elle les dissimulait derrière les papiers. Ne craindrait-on pas de la sorte le regard d'un mourant ?
– Mais ne cachez donc pas vos mains, Tamara Léontiévna, dit Kondratiev avec humeur et il s'excusa aussitôt, les sourcils froncés, d'un ton bourru : Je veux dire que ça m'est égal, cachez-les si vous voulez, excusez-moi ; on ne peut pas envoyer cette lettre aux Houillères de Malachovo, ce n'est pas du tout ce que je vous avais dit, voyons !
Il n'entendit pas les explications de la secrétaire, mais répondit avec soulagement :
– C'est cela, tout à fait cela, refaites la lettre dans ce sens…
L'étonnement des yeux bruns qui étaient tout près, malignement près, interrogateurs ou effrayés, lui donna un léger choc et il signa la lettre en se donnant une allure dégagée.
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