L'affaire Toulaév
celle des Jeunesses léninistes, celle du comité de Géologie, celle des Francs-Maçons, celle des homosexuels de la flotte… Des coups de feu traversaient de part en part, sans cesse, cet amoncellement de noms, de papiers, de chiffres, de vies énigmatiques, jamais complètement déchiffrées, de suppléments d'enquête, de dénonciations, de rapports, d'idées folles. Plusieurs centaines d'hommes en uniforme, rigoureusement hiérarchisés, brassaient nuit et jour ces matériaux, étaient brassés par eux, y disparaissaient soudainement, passant la besogne perpétuelle à d'autres… À la pointe du sommet de cette pyramide, Maxime Andréevitch Erchov. Que pouvait-il ?
De la séance du B.P. à laquelle il assista, il rapporta cette directive orale, répétée plusieurs fois par le chef : « Vous avez à réparer les erreurs de votre prédécesseur ! » Les précédesseurs, on ne les nommait jamais ; Erchov sut gré – mais pourquoi, en vérité ? – au chef de ne pas avoir dit « du traître ». De tous les secteurs du Comité central des plaintes arrivaient, concernant la désorganisation des cadres, atteints par tant d'épuration et de répression en deux ans, qu'à force de les rajeunir on les voyait fondre ; il en résultait de nouvelles affaires de sabotage, visiblement nées, celles-là, du gâchis, de l'incompétence, de l'insécurité, de la pusillanimité du personnel de l'industrie. Un membre du bureau d'Organisation avait souligné, sans que le chef le désapprouvât, la nécessité urgente de rendre à la production les condamnés par abus, sur dénonciations calomnieuses, à la suite de campagnes de masse, et même les coupables envers lesquels l'indulgence paraîtrait possible. « Ne sommes-nous pas, s'était-il écrié, le pays de la refonte des hommes ? Nous transformons jusqu'à nos pires ennemis… » Cette phrase de meeting tomba dans une sorte de vide. Une irritante plaisanterie contre-révolutionnaire hanta quelques secondes l'esprit du haut-commissaire précisément à l'instant où le regard bienveillant, mais singulièrement appuyé, du chef s'arrêtait sur lui : « La refonte des hommes consiste à les réduire, par la persuasion, à l'état cadavérique… » Erchov mit tout son personnel sur les dents : en dix jours, dix mille dossiers, sélectionnés de préférence parmi ceux des administrateurs d'industrie (communistes), des techniciens (sans parti) et des officiers (communistes et sans parti), attentivement revus, permirent 6 727 libérations dont 47,5 % de réhabilitations. Pour mieux accabler le prédécesseur, dont on achevait de fusiller les chefs de service, les journaux publièrent que le pourcentage des condamnations infligées à des innocents s'était élevé pendant les récentes épurations à plus de 50 % ; cela fit bon effet, paraît-il, mais les statisticiens du C.C. qui avaient trouvé ces chiffres et le sous-directeur à la presse qui en avait autorisé la publication furent révoqués sur l'heure, un journal d'émigrés, publié à Paris, ayant perfidement commenté ces données. Erchov et son personnel s'attaquèrent à d'autres montagnes de dossiers ; ils n'en dormaient point. Deux nouvelles les bouleversèrent sur ces entrefaites. Un ex-communiste exclu du parti sur dénonciation indéniablement calomnieuse, comme trotskyste et fils de prêtre (les pièces établissaient qu'il s'était fait remarquer dans les campagnes contre le trotskysme, de 1925 à 1937 ; fils, au surplus, d'un mécanicien de l'usine de Briansk), sorti du camp de concentration à destination spéciale de Kem, mer Blanche, et rentré à Smolensk, y tuait un membre du Comité du parti. Une doctoresse, libérée d'un camp de travail de l'Oural, était arrêtée en tentant de franchir la frontière esthonienne. On recensait 750 dénonciations nouvelles contre les libérés ; dans une trentaine de cas, les prétendus innocents se révélaient des coupables certains, du moins divers comités l'affirmaient. Selon la rumeur : « Erchov ne s'en tirait pas. Trop libéral, imprudent, pas assez initié à la technique de la répression. »
Survint l'affaire Toulaév. Gordéev, qui continuait à la suivre en vertu d'instructions spéciales du Bureau politique, questionné par Erchov sur l'exécution du chauffeur, répondit avec un détachement déplaisant :
– … dans la nuit d'avant-hier, avec les quatre saboteurs du trust des Pelleteries et la petite actrice de music-hall condamnée pour
Weitere Kostenlose Bücher