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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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huilé… Ça venait peut-être de haut, de loin, cette idée…)
    – De ces dix-sept cents, douze cents appartiennent au parti ; une centaine remplissent encore des fonctions importantes ; plusieurs se sont trouvées à diverses reprises dans l'entourage immédiat du chef du parti ; trois appartiennent aux cadres mêmes de la Sûreté…
    Chacune de ces petites phrases, débitées avec assurance sur un ton neutre, faisait coup. Qu'est-ce que tu fais, qui est-ce que tu vises, arriviste ? C'est le parti que tu vises à la tête. Le haut-commissaire se souvint d'avoir, en 1914, à Tachkent, pendant les bagarres, tiré sur la milice montée ; à la suite de quoi il avait fait dix-huit mois de forteresse… Moi aussi, je serais dès lors suspect ? Serais-je l'un des trois « ex-terroristes », « membres du parti » et collaborateurs de la Sûreté ?
    – Avez-vous mis qui que ce soit au courant de vos recherches sur ce plan ?
    – Non, cela va de soi, répondit suavement la tête pommadée, non, sauf le Secrétaire général par le truchement duquel j'ai obtenu communication de certains dossiers de la Commission centrale de Contrôle.
    Cette fois, le haut-commissaire se sentit nettement pris dans le réseau d'un filet qui se resserrait sans raison. Demain ou la semaine prochaine on achèverait de lui retirer sous des prétextes variés ses derniers collaborateurs de confiance : Gordéev les remplacerait par des hommes à lui. Et puis… Ce même cabinet, un autre dont il connaissait bien la silhouette, la voix, les tics de langage, la façon de nouer les mains, d'élever le stylo au-dessus du papier à signer en le parcourant les sourcils froncés, ce même cabinet, un autre l'avait occupé des années durant, zélé, consciencieux, travaillant dix à douze heures par jour, habile, implacable, obéissant, dévoué comme un chien ; le filet tombé sur lui, il s'était débattu dans l'inextricable réseau, se refusant à comprendre, à admettre, se sentant de plus en plus vaincu, vieillissant à vue d'œil, se voûtant, prenant en quelques semaines l'allure d'un petit fonctionnaire brimé toute sa vie, laissant des subalternes commander à sa place, buvant la nuit avec une petite actrice de l'Opéra, pensant tous les jours à se brûler la cervelle, y pensant jusqu'à la nuit où l'on vint l'arrêter… Mais peut-être était-il coupable en réalité, tandis que moi…
    Gordéev dit :
    – J'ai fait faire une sélection dans la liste des dix-sept cents : une quarantaine de noms pour le moment. Plusieurs sont très importants. Voulez-vous l'étudier ?
    – Faites-la-moi apporter tout de suite, répondit le haut-commissaire avec autorité, cependant qu'un froid désagréable se répandait dans ses membres.
    Seul dans son vaste cabinet, en tête à tête avec les dossiers, le soupçon, la peur, la puissance, l'impuissance, le haut-commissaire ne fut plus que lui-même, Maxime Andréevitch Erchov, un homme d'une quarantaine d'années, vigoureux, prématurément ridé, aux paupières bouffies, à la bouche mince, au regard malade… Il succédait ici à Henri Grigoriévitch qui avait respiré pendant dix ans l'air de ces bureaux, fusillé après le procès des Vingt-et-un, puis à Piotr Edouardovitch, disparu, c'est-à-dire enfermé au deuxième étage de la prison souterraine, sous le contrôle spécial d'un fonctionnaire désigné par le Bureau politique. Que voulait-on en tirer ? Piotr Edouardovitch luttait depuis cinq mois – si c'était lutter, cette façon de blanchir à trente-cinq ans et de répéter « Non, non, non, non, c'est faux », sans autre espoir que de mourir en silence –, à moins que l'oubliette ne l'ait rendu assez fou pour espérer davantage. Erchov, rappelé d'Extrême-Orient où il se croyait, heureusement, perdu de vue par le Service des Cadres, s'était vu offrir cet avancement inouï, le haut-commissariat de la Sûreté joint au commissariat du Peuple à l'Intérieur, donnant presque rang de maréchal, le sixième maréchal – ou le troisième ? trois des cinq ayant disparu. « Camarade Erchov, le parti a placé sa confiance en vous ! Je vous en félicite ! » On lui disait cela, on lui serrait la main, des sourires autour de lui remplissaient un bureau du Comité central à l'étage même du secrétariat général ; le chef entrait à l'improviste, d'un pas rapide, le considérait un centième de seconde, de haut en bas – de haut en bas –, si simple, si cordial, avec un bon sourire, lui

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