L'affaire Toulaév
espionnage…
Erchov tiqua imperceptiblement, car il s'évertuait à ne rien laisser paraître de ses sentiments. Était-ce hasard, coïncidence ou pointe ? La petite actrice, il l'avait assez admirée sur la scène – son petit corps élancé, bondissant en flèche, plus attirant que nu dans un maillot noir et jaune – pour lui envoyer des fleurs. Gordéev lança – peut-être ? – une deuxième pointe :
– Le rapport vous a été soumis…
(Il ne parcourait donc pas tous les rapports déposés sur sa table ?…)
– C'est regrettable, continuait banalement Gordéev, parce qu'hier précisément la personnalité du chauffeur nous est apparue sous un jour nouveau…
Erchov leva la tête, ouvertement intéressé.
– Oui. Figurez-vous qu'il avait été en 1924-1925 pendant sept mois, le chauffeur de Boukharine : on a trouvé quatre notes de recommandation de Boukharine dans son dossier au Comité de Moscou. La dernière en date est de l'année passée ! Ce n'est pas tout : en 1921, au front de Volhynie, inculpé d'insubordination, en qualité de commissaire d'un bataillon, il avait été tiré d'affaire par Kiril Roublev.
Coup droit, cette fois encore. Par quelle inconcevable négligence de tels faits avaient-il pu échapper aux commissions chargées d'étudier le curriculum vitæ des agents attachés à la personne des membres du C.C. ? La responsabilité des services retombait sur le haut-commissaire. Que faisaient les commissions placées sous ses ordres ? Quelle en était la composition ? Boukharine, l'ancien idéologue du parti, le « disciple préféré de Lénine » qui l'appelait « mon petit », incarnait maintenant la trahison, l'espionnage, le terrorisme, le démembrement de l'Union. Kiril Kirillovitch Roublev, son ami de toujours, existait-il encore après tant de proscriptions ?
– Mais oui, certifia Gordéev, il existe, à l'Académie des sciences, terré sous des tonnes d'archives du XVIe siècle… Je le fais surveiller…
À peu de jours de là, le premier juge d'instruction du 41e Bureau, un militaire consciencieux, d'apparence taciturne, au grand front creusé de rides, dont Erchov venait d'approuver l'avancement, malgré l'hostilité prudente du secrétaire de la cellule du parti, devint subitement fou. Il chassa violemment de son cabinet un haut fonctionnaire du parti. On l'entendit crier :
– Allez-vous-en, mouchard ! Délateur ! Je vous ordonne de vous taire ! Il s'enferma dans son cabinet où éclatèrent bientôt des coups de revolver ; il apparut sur le seuil, haussé sur la pointe des pieds, les cheveux dépeignés, le revolver fumant à la main. Il criait : « Je suis un traître ! J'ai tout trahi ! Tas de brutes ! » et l'on vit avec saisissement qu'il avait criblé de balles le portrait du chef, trouant les deux yeux, trouant le front en étoile…
– Châtiez-moi ! criait-il encore. Castrats !
Péniblement maîtrisé par six hommes qui le lièrent avec leurs ceintures, il ruissela de rires, de rires inextinguibles, grinçants, saccadés, convulsifs.
– Castrats ! Castrats !
Erchov, pris d'une sourde angoisse, l'alla voir ficelé sur une chaise et la chaise renversée sur le plancher, de sorte que le furieux avait les bottes en l'air et la tête sur le tapis. À la vue du haut-commissaire, il écuma :
– Traître, traître, traître, traître, traître ! Je vois le fond de ton âme, hypocrite ! Châtré, toi aussi, hein ?
– Faut-il le bâillonner, camarade chef ? demanda respectueusement un officier.
– Non. Pourquoi l'ambulance n'est-elle pas encore venue ? Avez-vous prévenu la clinique ? À quoi pensez-vous ? Si la voiture n'est pas là dans quinze minutes, vous prendrez les arrêts !
Une petite secrétaire très blonde, qui portait des boucles d'oreilles irritantes, entrée par curiosité, des papiers à la main, les regardait tous les deux, Erchov et le fou, avec la même épouvante, sans reconnaître le haut-commissaire. Erchov se raidit, l'échine droite, un léger vertige nauséeux dans la poitrine, comme autrefois, quand il lui fallait assister aux exécutions, sortit sans mot dire, prit l'ascenseur… Les chefs de service l'évitaient visiblement. Un seul vint au-devant de lui, un vieil ami, attaché à sa brusque fortune, qui dirigeait le Bureau de l'étranger :
– Eh bien, Ricciotti, qu'est-ce qu'il y a ?
Ricciotti portait ce nom italien parce que lui restaient d'une enfance passée au bord d'un golfe de carte postale une beauté inutile de
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